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Répondre à cette question supposerait que nous sachions ce qu'est la vie. Or qui peut répondre à cette interrogation fondamentale? Nous n'avons pas cette présomption. Nous nous en tiendrons donc à rassembler quelques observations qui nous paraissent essentielles pour notre propos.
Il est un double truisme qu'il importe de rappeler au moment où l'artifice et la technique tendent à prendre le relais du "laisser-être": la vie n'existe pas, il n'existe que des vivants; on ne peut pas démontrer la vie, mais seulement la montrer. Certes, la vie procède de la matière, est matière. Dans l'océan primordial, des polymères se sont constitues, au sein desquels sont apparus des échanges moléculaires. Ainsi ont surgi des systèmes qui se sont perpétués, enflés, combinés. Cette matière s'est trouvée codée, informée, structures, régulée. Ce disant, nous croyons atteindre le principe de la vie. Est-ce tellement sûr? Touchons-nous aux causes ou seulement aux conditions? A supposer que soient discernées dans quelles circonstances les "causes" ont été rassemblées, des inconnaissables plus radicaux subsisteraient: entre les prétendues "causes" et la dynamique instaurée. Or, la vie est essentiellement ce qui "se passe" au sein des vivants, de vivant à vivant, cette dynamique profonde, toujours surprenante, en virtualités, en évolution.
Et voici que nous touchons à ce qui divise aujourd'hui encore les savants et qui pourtant demeure fondamental (y compris dans la pratique quotidienne, ainsi que nous le verrons plus loin): quels sont les ressorts de cette évolution. Impossible ici d'éluder ce sujet. Cependant, impossible de le traiter. Je me contente de jeter quelques notations qui commandent les réflexions que j'aurais à faire par la suite.
Sans doute avons-nous à connaître que, à l'origine de la vie s'est constitué un code, déployé en programme; que, durant la demi-heure où survit la bactérie avant de se scinder en deux, elle doit procéder à quelques deux mille réactions chimiques distinctes, pourtant ordonnées, fonctionnelles et, pour la plupart, séquentielles, sans erreur ni retard, sous peine de dénaturation, de non-duplication, d'évanescente. Les biologistes mettent en évidence la rigueur des nécessités inhérentes à tout vivant et l'épreuve de compatibilité que présupposent les mutations: elles doivent être assimilées, régulées en fonction de la logique interne, mémorisées selon le code et le programme génétiques, sinon l'individu ne pourrait ni survivre ni se reproduire.
Mais aujourd'hui encore la question de l'évolution demeure entière. L'expliquer comme la résultante du hasard sélectionné selon la nécessité (aux dires d'un Jacques Monod), ou du hasard entériné par hasard (selon les observations de Motoo Kimura), à condition que ce qu'induit le hasard soit compatible avec ce qui existe, c'est ne rien expliquer du tout. Et les tenants du néo-darwinisme échouent toujours à répondre à l'objection classique qui leur est faite: la formation progressive de l'il suppose des milliards de mutations séquentielles, organiques (ne serait-ce qu'en connexion avec le système nerveux), donc accomplies et sélectionnées, sinon une à une, du moins en très petit nombre à chaque génération, à charge pour celle-ci de transmettre la "nouveauté" ainsi acquise (et intégrée dans le patrimoine génétique) à ses descendants, et à ces derniers de poursuivre le processus ainsi amorce... au hasard... Si le "projet" de l'il n'était pas en quelque sorte prédéterminé génétiquement et fonctionnellement, mais réalisé de façon totalement aléatoire, il aurait fallu des milliards de milliards de générations pour qu'il apparaisse (ce qui n'est pas le cas) et une sûreté dans la sélection incompréhensible puisque le "bénéfice" de l'il pour le vivant ne peut se révéler qu'une fois cet organe au moins grossièrement constitué. Et ce qui vient d'être dit de l'il est relativement "simple" comparé à l'apparition de la sexualité, qui implique une double série concomitante de mutations, appropriées et synchrones (au moins au terme) du côté mâle et du côté femelle. On voit mal comment échapper à ce constat: il y a de la finalité dans le "phénomène" de la vie.
Pourtant si "cela" est, à partir de quand "cela" est-il? La position des finalistes n'est guère plus confortable que celle de leurs opposants. En effet, si le programme génétique s'avère identique depuis les premiers vivants, faut-il dire que le "projet" de l'il est impliqué dans le premier rassemblement de matière organique qui s'est mis à fonctionner, constituant la ou les premières cellules vivantes? Mais alors ces tâtonnements, gaspillages, "ratés", aberrations de l'évolution? Pourquoi la pluriformité? A supposer qu'il existe une finalité, tout se passe comme si elle était au moins partiellement bloquée, et seul le hasard semble la déverrouiller progressivement. Pourquoi et pour quoi?
Bref, à s'en tenir au "phénomène", selon la position que l'on adopte, la vie et l'évolution paraissent relever d'une fin sans finalité ou d'une finalité sans fin...
Sans doute cette embrouille provient-elle de ce que nous nous représentons spontanément l'évolution comme une sorte d'avancés somme toute rectiligne, engendrée par un principe directeur. Mais n'est-elle pas la résultante de dynamiques diverses, y compris celle qu'évoque un Jacques Monod valorisant le hasard (à condition qu'on ne le tienne pas pour exclusive et systématique!)? En réalité, l'évolution est à concevoir de manière systémique: provoquée par un ensemble d'actions, de réactions et de régulations. Au quadruple plan des particules vivantes, des organismes, des populations et des rapports entre le ou les vivants avec le milieu. Dans cette perspective, structures et fonctions sont en étroite corrélation, s'engendrant et se renforçant mutuellement. Les fonctions introduisent dans la "logique" du vivant des "sous-logiques" (par exemple grossier, le développement de la mobilité lié à la conservation et à la reproduction) ou des "nécessités" sélectives qui, d'une part, "trient" les mutations (laissant tomber celles qui ne vont pas dans ce "sens") et qui, d'autre part, provoquent, par leur exercice même, des mutations ou des perfectionnements: on court mieux à force de courir. Mieux vaut parler de fonctionnalité finalisante que de finalité fonctionnelle. En effet, "la fonction crée l'organe", au moins dans un premier temps. C'est une manière de réagir du système nerveux, une sorte de prévision qui lentement "trie" et "exerce" ce qui suscite l'il, et non pas l'inverse. Le fait qu'il y ait plusieurs systèmes visuels n'en est-il pas la preuve? De même il existe plusieurs façons de voler: élytre, aile de chauve-souris ou d'oiseau; des morphologies adéquates ont été inventées tout au long de l'évolution.
Dans cette perspective, ce n'est pas le hasard qui engendre la mutation, mais la "nécessité" intérieure, l'organicité qui suscite un autoperfectionnement, un renforcement et un affinement des fonctions, qui, à leur tour, intensifient cette nécessité et cette organicité. Tel serait le premier ressort de l'évolution: la présence en tout vivant d'une urgence de mieux-être.
Toutefois, ces considérations ne suffisent pas à rendre compte de l'évolution. Elle est aussi propension "verticale". Le problème est ici qu'il s'agit de vaincre la nécessité, d'apporter un surcroît de "programme" génétique permettant l'apparition de fonctions et de régulations nouvelles, conférant une organicité supérieure. D'où cela peut-il provenir? A mon sens, principalement (car je n'exclus pas la thèse d'un Monod, mais je tiens le jeu du hasard pour très exceptionnel et lui refuse la continuité), de la conjonction avec un autre vivant.
Je schématise: isolée, une cellule doit se protéger tous azimuts; accolées, deux cellules n'ont pas à se défendre sur la paroi où elles se jouxtent; une partie de l'énergie que chacune consacrait à sa sauvegarde peut être investie ailleurs, notamment dans des transferts mutuels. Il existe un autre "modèle": celui du virus pénétrant la bactérie, s'y installant ou ne faisant que lui infuser (sous réserve de compatibilité) tout ou partie de son "patrimoine". Accolade ou pénétration: l'important est que le vivant se trouve informé de manière renouvelle. Certes, de cette conjonction naîtront une autre nécessité organique, des fonctions et des régulations nouvelles. Mais un plus-étre a pu ainsi apparaître, quelque émergence.
Bref, l'évolution "verticale" me paraît résulter d'une dialectique entre nécessité et "libération". Et le principe privilégié (sinon unique) de cette "libération", c'est, me semble-t-il, la fusion de deux vivants. De là vient la surrégénération.
J'entends l'objection: la rencontre et la conjonction avec l'autre ne sont-elles pas que fortuitement bénéfiques? Sans doute. Comment ne pas évoquer ici ce qui se vit dans le quotidien de nos existences? Rares sont les rencontres qui pour nous sont fécondes, plus rares sont les êtres avec nous pouvons entrer en étoile correspondance. Pourtant il me semble impossible de considérer comme hasardeuses ces dispositions profondes qui font le vivant en attente de l'autre: déjà les biologistes connaissent des bactéries dites "femelles" ou "mâles" selon qu'elles sont plus ou moins capables de recevoir ou de délivrer une information (et nous pourrions reculer l'analyse jusqu'à la constitution chimique des cellules: pourquoi la chaîne moléculaire est-elle dissymétrique chez le vivant?). Autrement dit, l'ouverture à l'autre vivant paraît inscrite comme une loi structurelle et structurante en toute forme de vie, aussi fondamentale que peut l'être, par exemple, la négation du principe d'entropie.
Ouverture à l'autre, attente de l'autre... Immédiatement l'on songe à la reproduction. De fait, elle entre dans la définition de la vie (par opposition à la matière, qui se recombine mais ne se reproduit pas). Méditez ces lignes de François Jacob (La Logique du vivant, Gallimard 1970, p. 291): "Quel peut être le but de la bactérie? Que cherche-t-elle à produire qui justifie son existence, détermine son organisation et sous-tend son travail? A cette question il n'y a apparemment qu'une réponse et une seule. Ce que cherche à produire sans relâche la bactérie, ce sont deux bactéries (...). Toute la structure de la cellule bactérienne, tout son fonctionnement, toute sa chimie sont affinés pour ce seul but: produire deux organismes identiques à elle-même; le mieux possible, le plus vite possible, dans les conditions les plus variées."
S'agissant d'êtres non sexués, la reproduction s'effectue à l'identique. La bactérie se scinde en deux: un seul programme génétique se transmet; il y a permanence et quantification du même qui, sauf accident, ne disparaît pas. Deux de l'un. A perpétuité: la bactérie n'a, en quelque sorte, ni passé ni futur. Survient la sexualisation: une RÉVOLUTION.
Il est vrai, je viens de le rappeler, que chimiquement se produisent des "compénétrations" moléculaires, que la bactérie peut être "féconde" par des agents de type viral; qu'au sein d'un organisme les informations intercellulaires sont multiples. La sexualisation a ses archétypes. Néanmoins, sous ses formes les plus élaborées, la reproduction sexuée, même si elle n'est qu'une sorte d'épiphénomène, diffère radicalement de la duplication bactérienne: parce qu'elle est conjonction, recombinaison de deux programmes génétiques, elle fait de la diversité dans l'identique un principle "essentiel": un de deux. Trois données fondatrices apparaissent ainsi.
La qualité de la vie devient prédominante sur la quantité: l'individu le plus fort, le plus beau, le "meilleur" reproducteur généralement l'emporte; et l'ancien cède la place au nouveau.
Le caractère "relationnel" à l'autre (et non plus seulement au milieu ou entre les parties) devient en quelque sorte polarisateur de l'organicité. Entrent dans le programme génétique non seulement le plaisir et le désir, mais une multitude de signaux (olfactifs, auditifs, visuels), sans lesquels la sexualité échouerait: le sexe "appelle" l'autre sexe.
Qualité et relationnalité induisent un incessant dépassement. Ce mot est à prendre selon toutes ses connotations. La maintenance est modulée par le plus-être: ne survit, car ne se reproduit que ce qui est qualitativement plus relationnel; ou encore, la survie du même est fonction de son ouverture à l'autre partenaire sexuel, mais aussi (et corollairement) à l'autre en soi-même, par le déploiement des virtualité individuelles. La vie connaît en outre de nouvelles exigences d'organicité et de régulation: il importe désormais de pouvoir "faire corps" dans la différence, toute autosuffisance étant principalement abolie. La survie devient ec-sistence. Le vivant apparaît comme le lieu où la vie se qualifie, s'enrichit et le milieu où prennent corps d'autres vivants. Il est passage de vie, bientôt passé, dépassé, trépassé.
Nirabilia vitae... Qu'est-ce qui se passe? Abstraitement, répétons-le, la vie n'existe pas: il n'existe que des vivants. Il paraît qu'au regard de maints scientifiques, c'est infantilisme que d'être "vitaliste". Soit. Il y a continuité entre la matière et la vie. Pourtant peut-on réduire l'une à l'autre. Même si un jour les biologistes parvenaient à inventorier la totalité de l'appareil génétique, à démonter tous les mécanismes cérébraux, à maîtriser l'ensemble des régulations qui garantissent l'équilibre de ces milliards de milliards de réactions chimiques qui se produisent au cours d'une existence, ils n'auraient pas atteint l'essentiel. D'une part, il n'est de finalité à la vie que de faire l'autre éperdument. D'autre part, la sexualisation le rend manifeste: la vie n'est pas seulement ce "système" qu'est mon corps, elle est à la fois tous les vivants possibles et l'entre-deux vivants. Un entre-deux, quelle "réalité" cela a-t-il? Tout au long de l'évolution, les "systèmes" se sont complexifiés, affinés: pour ce faire, il a fallu que les vivants se conjoignent; apparaît la dialectique nécessité libération/nécessité. Mais voici que la sexualisation en indique une autre: le plus-être émerge de la relation entre le même et l'autre. Et l'évolution se dessine comme une lente conquête de la relationnalité, une progressive ouverture au plus-relationnel, outrepassage.
Non, décidément, nous ne pouvons comprendre ultimement ce qu'est la vie, toute en virtualité, en dépassement. Nous ne pouvons que la montrer selon ses nécessités profondes, son ouverture sur l'advenir, sa capacité d'émergence. Alors pouvons-nous la maîtriser? Du moins nous revient-il d'en assumer la logique: être cet en-soi qui ec-siste en l'autre.
Mais assumer cette "logique", où cela nous mènera-t-il? Il est clair que, au niveau biologique, il n'y a pas de réponse à cette question. Il est possible d'entrevoir "comment" la vie prend "du" sens, ou comment elle le perd. Il ne nous est pas possible d'en définir "le" sens, puisque celui-ci nous dépasse par émergence virtuelle et ouverture sur l'altérité. Mais alors, puisque le phénomène de la vie se déploie éperdument, et puisque la "logique" du vivant n'en indique pas le sens, ne doit-on pas chercher ce sens dans un autre "ordre", celui de l'intelligence et de la liberté? Autrement dit, par rapport à notre question initiale: "la maîtrise de la vie, pour quoi faire?" - le "pour quoi faire" relèverait essentiellement des facultés supérieures de l'homme. Soit. Mais encore faut-il que nous saisissions en profondeur ce que doit être à cet égard le travail de l'intelligence.
Ce n'est pas le lieu de développer ici une théorie de l'intelligence. Je m'en tiendrai donc à quelques observations ou suggestions simples, sinon simplistes et cependant fondamentales pour progresser dans notre réflexion.
La vie est matière, l'intelligence est vie. A l'origine, peut-être est-elle la simple résultante de réflexes - rétractions et propensions, provoquées de l'intérieur ou de l'extérieur (la fleur qui s'ouvre au soleil) - enregistrés par nos cellules nerveuses, puis systématisés, organisés (et induisant en retour le développement et le perfectionnement de notre système nerveux). Il est difficile de tracer une frontière entre certaines cristallisations et les formes primitives de protozoaires, a fortiori de procariotes. De même les premières lueurs de l'intelligence sont indiscernables. Toutefois, s'agissant d'organismes complexes, il devient évident que la vie témoigne d'une "création" nouvelle, instauratrice d'un autre ordre, d'une dynamique qui la différencie de la matière, qui informe cela même qui la conditionne. De même encore, les manifestations supérieures de l'intelligence en témoignent, celle-ci est d'un autre ordre que la vie et se déploie selon une dynamique nouvelle. Certains prétendent rendre compte de cette dynamique en l'assimilant au phénomène cybernétique. Effectivement chaque neurone paraît fonctionner comme un ordinateur microscopique, ses constituants étant capables de recevoir des signaux, de les trier ou d'en émettre d'autres en retour, avec une fréquence et une amplitude modulées par celles des signaux reçus. Sans doute ce "modèle" peut-il être adopté, à titre de comparaison (encore que nul ordinateur ne recombine ses propres "circuits", comme le fait le neurone avec ses dendrites) pour rendre compte de l'activité sensorielle, pour contenir ou déclencher, en fonction de stimulations appropriées, des programmes d'action génétiquement prédéterminés, à la rigueur pour "synthétiser" (a la manière d'un poste de télévision) les impressions sensorielles sous forme de représentations, elles-mêmes reconstruites ou transmises en fonction des besoins particuliers (purement physiologiques ou comportementaux, individuels ou spécifiques). Toutefois, l'intelligence n'apparaît alors que comme une somme de réflexes ou d'impressions. Or, l'intelligence est aussi réflexion. Celle-ci suppose une décentration de soi, donc une véritable révolutions par rapport au réflexe. Comment ne pas évoquer ici cette autre révolutions que constitue la sexualisation? D'autant plus que, nous l'avons vu, celle-ci "lance" la vie dans l"'entre-deux" vivants, brise l'autosuffisance de l'individu, le destine, même morphologiquement, à l'autre, suscite d'incessantes combinaisons et recombinaisons, ouvrant sur du nouveau et sur la possibilité d'une éventuelle émergence; bref la sexualisation arrache l'individu a sa particularité. Il est possible de reprendre ces réflexions une à une pour les appliquer à la pensée réflexive. Indépendamment du fait qu'elle semble présupposer une réorganisation (ou une réorganicité) du cerveau qu'il s'agisse du neo-cortex ou de la double régulation des hémisphères cérébraux -, qui ne sait qu'elle se déploie dans l'entre-deux, qu'elle intensifie le caractère relationnel de l'individu ne serait-ce que par le langage), qu'elle est incessante combinaison et recombinaison, qu'elle suscite du nouveau, qu'elle rend ce qui est virtuellement et réellement autre que ce n'est, qu'elle atteste que le statut de l'être humain est un vivre particulier qui ne saurait s'enfermer dans la particularité du vivre. La sexualisation est dans la "logique" de la vie; de même la réflexion est dans la "logique" de l'intelligence. Or quelle est cette "logique"? Un être intelligent nous paraît se définir tout comme l'être vivant: un "en-soi" qui "ec-siste" en l'autre? "En soi", car pour une part l'intelligence ressaisit les nécessités propres de l'individu; "qui ec-siste en l'autre": que celui-ci soit l'autre humain ou l'autre réel sous les apparences, réalisé ou réalisable.
De ces notations succinctes ressortent trois conclusions relatives à notre question centrale: la maîtrise de la vie: pour quoi faire? La raison ne peut donner sens - édicter le "pour quoi" de la maîtrise de la vie qu'en assumant ce dont elle émerge; elle doit donc en poursuivre la "logique"; à l'inverse la bio-"logique" ne peut être poursuivie à l'encontre des exigences propres de la raison (et d'abord à l'encontre des conditions nécessaires à son exercice).
En deuxième lieu, il est à remarquer que, si le phénomène de la vie n'en indique pas le sens, sinon comme passage et émergence en l'autre, l'intelligence aussi tend à "dé-finir" les choses et les êtres, les arrachant à la particularité de leur état, pour atteindre ce qu'ils sont à la fois virtuellement et réellement; ce faisant elle dévoile du sens, sans jamais atteindre le sens. Autrement dit, de même que la vie s'exposerait à l'anéantissement si elle se fermait à l'évolution et à l'émergence, de mime l'intelligence deviendrait insensée si elle ne préparait son propre dépassement, si elle se déterminait elle-même en bloquant ou en uniformisant les conditions (notamment biologiques) de son propre exercice.
Enfin, puisque l'être vivant, ainsi que l'être intelligent se révèle comme cet "en-soi" qui "ec-siste" en l'autre, une véritable politique (et une éthique) de la vie doit viser à intensifier le caractère relationnel, à apporter un "supplément de logique", modulant les conditions d'existence de l'intelligence selon les conditions d'existence biologique et vice versa.
Les notations qui précèdent ont pu paraître à la fois trop théoriques et simplistes du fait de leur concision. Elles nous ont semblé indispensables pour fonder les principes fondamentaux qui nous paraissent devoir régir toute "politique" de la vie.
1. La première proposition que nous formulons à cet égard s'inspire des brefs rappels que nous avons évoqués concernant la finalité. Certes, nous l'avons vu, il est absolument nécessaire que l'humanité progresse dans la maîtrise de la vie. Elle est poussée, pour ce faire, par des impératifs de plus en plus rigoureux. Toutefois, une très grande prudence s'impose. Car, s'agissant de la vie, nous avons affaire à une réalité systémique, au triple plan de chaque organisme ou de chaque individu, des sociétés ou groupes sociaux, du milieu. L'équilibre ou l'homéostasie de ces systèmes est à la fois fragile et dépendante de nécessités très strictes. L'un des maîtres mots de la biologie est celui de compatibilité. En chacune de nos interventions la question du comment - comment cela s'intègre-t-il? comment cela est-il compatible? - est essentielle. Et c'est elle qui est au coeur de la recherche scientifique. Celle-ci vise à appréhender comment cela "se passe", comment cela fonctionne. Sans doute, pour ce faire, les biologistes sont-ils amenés à s'interroger sur les "pourquoi" (ou pour quoi) c'est-à-dire sur les causes. Mais cette interrogation est intérieure au comment et porte sur l'enchaînement. Nulle présupposition n'est ici de mise; l'important est d'affiner la connaissance de ce qui est.
Tout autre est l'application. Celle-ci se propose l'investigation des origines (par exemple de telle maladie) et la poursuite d'une fin (remède, amélioration ou création); le "comment" ne se pose que sub-séquemment. On décidera de faire une greffe et, dans cette perspective, on étudiera les conditions de possibilités. Autrement dit, un jugement de valeur investit la réalité, une finalité est pro-posée. Le "pourquoi" devient le principe de définition de la vie; le "comment" relève du moyen.
Ces observations peuvent paraître quelque peu spécieuses. Elles permettent cependant de saisir à l'une de ses racines le malaise que ressentent bon nombre de biologistes. Ceux d'entre eux qui sont plutôt orientés vers la recherche "pure" s'inquiètent du parti que l'on tire de leurs travaux; attentifs aux "systèmes", aux enchaînements ou encore à la "logique" des vivants, ils en appellent à la modestie scientifique, a la prudence, à une rigoureuse critique pour relativiser certains projets ou certaines entreprises, qui ne devraient pas être mis à exécution sans une suffisante connaissance de leurs tenants et aboutissants, de leurs effets a moyen ou à long terme. De leur côté, les praticiens et autres personnels voués a la recherche appliquée, considérant les dangers et les carences qui menacent les individus ou la collectivité, soucieux donc d'améliorer les conditions d'existence, de surcroît mobilisés par les fins à atteindre d'urgence (et souvent pressés par les employeurs ou par le grand public) se trouvent parfois contraints de se lancer dans des expériences dont le retentissement, pourtant irréversible, leur échappe. A ceux qui les taxent d'imprudence, ils rétorquent, non sans raison, que la vie s'explore elle-même, invente sans cesse de nouvelles formes de vivants et de subsistance, élabore les antidotes aux dangers encourus, développe ses propres défenses ou sécrète les moyens de sa propre prolifération. Toutefois, cette perpétuelle invention ne va pas sans désordres ni aberrations; surtout, elle demande du temps, ce temps qui, aujourd'hui, nous est si chichement compté. A l'homme de prendre le relais pour accélérer les processus qui, si on laissait faire la "nature", nécessiteraient plusieurs siècles ou millénaires.
Nous n'avons pas la prétention de trancher ici ce conflit de tendances, qui d'ailleurs s'intensifie du fait que les biologistes eux-mêmes, chercheurs comme praticiens, appartiennent à des aires culturelles variées et se rallient à des anthropologies ou à des idéologies particulières. Leur visse s'en trouve différemment orientée. Néanmoins, compte tenu de la puissance des moyens dont l'homme s'est doté, il apparaît de plus en plus manifeste que, s'il lui appartient de substituer l'artifice aux aléas de l'existence ou de l'évolution, de faire advenir ce qui demeure virtuel, il ne saurait le faire au mépris des lois de la vie. Le point de départ obligé de toute "politique" en la matière implique que le "bien" ou la "perfection" visés ne le soient pas sans un profond souci d'entrer dans la "logique" du vivant. D'où notre première proposition: Le "pourquoi" de nos interventions sur le vivant doit être régulé en fonction du "comment" du phénomène de la vie, pris dans toute son ampleur. Enonçant cet aphorisme, nous mettons l'accent sur l'obligation prudentielle de critiquer les projets de la biologie et la mise en application des possibilités qu'elle offre par rapport à leur compatibilité avec les nécessités ("en-soi") inhérentes aux systèmes vivants. Mais la raison ultime de cette régulation du "pourquoi" par le "comment" nous paraît résider dans le fait que la vie, à quelque niveau qu'on l'envisage (physiologie, intelligence, liberté) n'a pas de finalité discernable, si ce n'est d"'ec-sister", de faire advenir l'autre". Par là seulement elle se perpétue et prend sens, dans la mesure où cet "autre" émerge effectivement ou virtuellement à un "plus-être". Or, il ne nous appartient pas de prédéterminer cette altérité.
2. Il s'ensuit - et c'est notre deuxième proposition - que les biologistes, quels que soient leur discipline ou leur projet, doivent viser à "dé-finir" la vie plutôt qu'à la définir ou à la déterminer (encore que l'un n'aille pas sans l'autre). Cette proposition, corollaire de la précédente, est à comprendre par rapport à la double dynamique qui nous a paru sous-jacente à l'évolution. Celle-ci, disionsnous, s'est poursuivie à la fois dans le sens du mieux-être - d'un perfectionnement de l'en-soi du vivant, d'un renforcement des nécessités et des régulations internes - et dans le sens du plus-être, de l'émergence à des formes qualitativement supérieures de vie. Il appartient, certes, à la biologie de rechercher le mieux-être: parant aux déficiences des individus ou visant à satisfaire les besoins essentiels de l'humanité. Aussi bien la propension est grande dans le monde moderne d'obtenir la perfection en l'état. Mais prenons garde d'oublier que, dans le domaine biologique, ce terme signifie la sclérose; à la limite, l'entité vivante "parfaite", c'est la fourmilière (du moins telle qu'elle est communément représentés), dont tous les membres sont rigoureusement conditionnés et spécialisés, de manière purement fonctionnelle. La biologie deviendrait insensée si elle se donnait pour objet l'involution, l'implosion, et non plus l'évolution, l'émergence. Or, encore une fois, celle-ci ne peut être prédéterminée: tout au plus pouvons-nous nous efforcer de ménager ou de promouvoir les conditions qui nous paraissent avoir rendu possible cette émergence et sont indispensables pour que celle-ci se poursuive.
3. La condition préalable à cet effet est de préserver, éventuellement de restaurer et si possible d'intensifier le caractère relationnel des vivants, pour autant qu'en se conjoignant, en sa compénétrant, en s'organisant, il leur est donné de surpasser leurs nécessités particulières. Seraient ici à reprendre tous nos développements antérieurs concernant la révolutions de la sexualisation et la révolutions de la réflexion. En réalité, il en va dans cette proposition de l'essence de l'être humain comme tel, dans la mesure où celui-ci ne peut se réaliser selon ses attributs propres (son intelligence, sa liberté) qu'en s'ouvrant à l'autre; et sans doute de l'essence même de la vie, dans la mesure où, c'est un fait, celle-ci se déploie et progresse dans l'entre-deux.
4. Mais il est clair que cette ouverture à l'autre, lors même qu'elle implique pour l'homme l'incorporation dans la société et, de ce fait, l'acceptation de certaines contraintes et régulations, connote le respect de la singularité des individus. On pourrait fonder cette proposition sur bon nombre de considérations: par exemple, montrer comment l'uniformisation des individus conduirait à un appauvrissement de l'humanité, à un abrasement de son potentiel évolutif, en même temps qu'elle la mettrait en danger d'inadaptabilité. Plus profondément encore, il faut ajouter que le projet d'émergence, de liberté est inscrit, semble-t-il, au tréfonds même du vivant, en tant qu'il en poursuit excellemment la "logique".
5. Enfin, il importe d'assumer la condition historique du vivant, même si elle postule une intégration delà mort. Faut-il redire que la vie est reproduction ou, mieux, procréation; qu'elle "se passe" d'un vivant à l'autre; et que, en fait, elle s'avère évolutive et capable d'émergence; que si elle devait s'arrêter à l'état présent de l'individu, à telle forme de développement de ses virtualités, à tel statut du corps social, elle deviendrait insensée. Et sans doute l'est-elle de prime abord, progressant aveuglément et non sans aberrations. C'est l'évidence. Mais il n'est pas moins manifeste - il le devient dans l'intelligence et dans le projet de liberté - que la logique qui la traverse "autorise" un incessant dépassement. Si la biologie a pour objet de lutter contre tout ce qui dans la vie est carence (rupture ou déficience) de logique, confortant le vivant "en-soi", elle ne peut cependant la faire, sous peine de devenir elle-même illogique, en grevant d'hypothèque l'avenir des individus, des générations futures et de l'humanité.
Impossible dans le cadre de cette communication de montrer dans le détail comment chacune de ces propositions s'applique aux diverses interventions que nous sommes et serons amenés à poursuivre tant pour améliorer et accroître les productions agricoles (et industrielles) que pour surmonter les aléas du destin des individus et de l'humanité. Qu'il nous soit simplement permis. de souligner que ces propositions, pour élémentaires, voire simplistes qu'elles puissent paraître, nous paraissent devoir revêtir une importance majeure dans les deux domaines qui sont sans doute appelés à connaître les développements les plus spectaculaires au cours des décennies à venir: nous voulons parler de la modification du comportement humain et des traitements eugéniques ou orthogénétiques liés à la domination des processus de conception et de génération. Prenons y garde: trop souvent nous ne savons pas ce que nous faisons et de quelles hypothèques nous grevons l'avenir des individus et des générations futures; prenons y garde plus encore: au fur et à mesure que les moyens nous en serons donnés, et ils le seront; la tentation grandira de normaliser ou de prédéterminer les individus: qu'il s'agisse des membres d'un groupe social ou de l'enfant que les parents souhaitent avoir. Ce serait une entreprise insensée, un formidable contresens par rapport à la logique de la vie que de l'enfer mer dans des "modèles", quels qu'ils soient.
La biologie devrait nous apparaître de plus en plus, à sa manière, comme science du relationnel, de l'émergence, de l'histoire. Mais il va sans dire que la présenter de la sorte indique qu'elle peut et doit être interpellée par d'autres disciplines qui se donnent la même recherche (psychologie, éthologie, sociologie, etc.); la réciproque étant d'ailleurs souhaitable. Une approche complexe, inter- ou transdisciplinaire de l'homme comme totalité organique s'avère de plus en plus nécessaire. Encore que, en définitive, rien ne doive ni ne puisse être ici définitif: il n'y a pas de science de l"'ec-sistence"; tout au plus peut-on en dégager quelques conditions. "Ec-sister" en l'autre, historiquement, est un parti pris, une "logique" à ressaisir individuellement et en corps; mais c'est aussi une aventure. Il est vrai que spontanément (peut-être obscurément avertis par les errements de la vie), le caractère aventureux de l"'ec-sistence" nous répugne et nous angoisse. Partant, nous n'avons que trop tendance à céder à la séduction du mieux-être, de l'implosion dans notre ordre propre; ou nous en appelons à une science "extérieure" pour prédéterminer cette "ec-sistence" (et donc la biologie). Tel serait le rôle que certains voudraient faire jouer à la "politique", et d'autres à l'éthique. Il en est même pour souhaiter qu'il existe une Autorité - Raison ou Absolu - capable d'édicter des principes universellement et intemporellement valables. C'est oublier que si l'on pouvait exhiber de tels principes, ils ne nous seraient perceptibles qu'à travers une formulation humaine, donc historiquement située; qu'ils ne sauraient s'appliquer qu'à une liberté pure, alors que nous sommes liberté incarnée; que chaque individu s'avère biologiquement singulier, de par la texture même de ses cellules et de leur activité... Bon gré mal gré, il revient à chacun de nous, personnellement et en corps, de nous constituer comme sujet de et par l'aventure de l"'ecsistence".
Où donc nous mènerait-elle? Se qualifier soi-même pour "ec-sister" en l'autre n'ouvre que sur une quête indéfinie, éperdue de dépassement. Apparemment. Mais en réalité celui qui fait sienne cette logique accède au Sens. En effet, par la raison, que peut connaître de l'Absolu celui qui a foi en lui, sinon qu'il est (dans la tradition judéo-chrétienne) Dieu Vivant principallement cet "en-soi" qui "ec-siste" en l'autre, donnant à tout être d'exister. Il nous revient de faire nôtre ce Lagos: l'avenir, la fin, l'au-delà nous dépassent.