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Paradigmes scientifiques et auto-détermination humaine


Yves Barel


Yves Barel

Petits et grands événements du quotidien culturel

Qu'on me permette d'esquisser le tableau un peu impressionniste de quelques faits de notre vie culturelle, un peu à la manière d'un chroniqueur de presse.

Voici un de ces pays dont on dit qu'ils ont besoin de "se développer". Il est de taille moyenne, sa population est relativement nombreuse, il a quelques ressources naturelles qui lui procurent une relative aisance financière, et une réelle volonté, concrétises par un Projet de société, d'asseoir son indépendance politique et de donner à son économie les moyens d'une croissance autonome. Pour cela il est prêt à consacrer une partie non négligeable de son pouvoir d'achat international à financer l'importation de science et de technique modernes. Et il s'aperçoit qu'à travers le transfert technologique, la fourniture d'usines "clés en mains", voire l'assistance technique destines à former des spécialistes nationaux, se créent les conditions d'une nouvelle dépendance. Les difficultés qu'il rencontre pour constituer un appareil d'engineering national capable de maîtriser l'importation de science et de technique et de préserver sa liberté de choix sur le marché mondial, lui font voir que pour tirer un réel parti des connaissances importées, il eut fallu ou presque qu'il fût capable de les produire lui-même. Si l'on me permet cette comparaison, l'importation de science et de technique agit un peu comme une drogue dont le pays devient dépendant, non comme l'un des aliments d'un développement autonome.

Voici un étudiant "tiers-mondiste" dans une université européenne ou nord-américaine. Le voici pris dans le paradoxe d'avoir à apprendre et à penser dans des catégories mentales qu'il sent inadaptées aux problèmes de son pays, et qu'il ne peut pourtant pas transgresser, parce que sa propre culture ne lui fournit pas les catégories adéquates, faute d'avoir pu librement et de son propre chef affronter les épreuves de la modernité. Cet étudiant connaît un conflit interne dont le difficile dépassement paralyse ses possibilités d'identification intellectuelle et culturelle, au lieu d'en rythmer la marche. Au mieux il connaît ce que le sociologue, poète et homme politique soudanais Mohî Al-Dîn Cuber appelle "l'illusion culturelle" (1).

(1) - Voir Anouar Abdel-Malek, "La pensée politique crabe contemporaine", Seuil, Paris, 2è éd., 1975, p. 163 et suiv.

Son ambivalence n'est pas féconde et risque de conduire à une attitude de passivité culturelle qui la rend seule supportable.

Considérons, un peu partout dans le monde, ce qu'on appelle la paysannerie "traditionnelle" et les régions rurales où elle vit. Les conditions qui lui sont faites, en premier lieu les conditions économiques, conduisent à détruire le sens du travail et de la vie de cette paysannerie. En Algérie, le revenu d'une exploitation agricole de 3,5 hectares étudiée par Jeanne Favret (2), exigeant 300 journées de travail, équivaut à 75 jours de travail à la mine de zinc voisine, ou à l'épargne réalisable après 40 jours par un travailleur algérien immigré en France.

(2) - "Le traditionalisme par excès de modernité", Archives européennes de sociologie, tome 8, N°1, -1967.

Dans ces conditions, le travail de la terre devient une sorte d'occupation absurde, et vécue comme telle par les paysans. Il est significatif, par exemple, que 75% des Algériens interrogés lors du recensement qui s'effectuait au même moment se soient déclarés chômeurs, alors que le chômage n'affectait réellement que le tiers environ de la population active masculine. Un reportage récent sur la "vente" de leurs enfants par des familles paysannes thaïlandaises à des entrepreneurs de Bangkok, souligne la double absurdité de salaires urbains assez misérables faisant figure de petites fortunes à l'échelle monétaire paysanne. Au bout de l'absurdité, il y a souvent la paralysie, la passivité, la mort. C'est l'impression que produit à un animateur théâtral le Limousin français. Cet animateur, égyptien d'origine, connaît bien la misère noire des campagnes égyptiennes. Mais il n'y trouve pas le fatalisme et l'acceptation de la mort qu'il lui semble avoir rencontrés en Limousin. Encore deux exemples empruntés à la vie de mon pays. L'été dernier, des milliers et des milliers d'hectares de la foret provençale ont brûlé. La technologie moderne (avions, "canadair", colonnes motorisées...) n'a autre pu éviter le désastre. Si l'on En croit l'écrivain Rezvani (3) qui est un amoureux de cette forêt, le drame est en partie lié à l'atonie des pouvoirs locaux qui, à la moindre alerte, sollicitent l'intervention de ce pouvoir extérieur qu'est la technologie lourde, au lieu de compter sur leurs propres forces.

(3) -"Le Monde" du 15. VIII. 79.

Et si, là encore, on retrouve l'atonie et la passivité, c'est parce que la forêt provençale se vide peu à peu de sa population "traditionnelle", le sol étant accaparé par les agents immobiliers, les résidences secondaires, ou gelé par les spéculations foncières de banques européennes, et la foret ne pouvant guère faire l'objet d'une exploitation économique. Or la population traditionnelle avait une technique et un savoir-faire de lutte contre le feu (débroussaillage hivernal des sous-bois), qui reposaient sur la connaissance intime du pays, sur la fusion presque charnelle de l'habitant humain et de son terroir, pour déterminer où et quand exactement il fallait allumer les feux de debrouissaillage, pour garder le contrôle des feux ainsi allumés, etc. La lourde technologie moderne ne parvient pas à remplacer ce savoir-faire minutieux des bergers, chasseurs et forestiers de jadis, et cela n'est pas seulement une question de moyens. il existe une sorte de relation subtile entre techniques modernes et passivité sociale, que l'on retrouve à propos du "programme Massif Central" annoncé en 1975 qui cherche à enrayer le déclin de l'Auvergne, une province française qui connaît un exode rural massif, dont l'agriculture décline et dont le vignoble est malade (1).

(1) - Pierre. PascaIIon, "L'Auvergne face c son avenir", ed. Créer, 63340 Nonette.

Le programme, à mi-chemin de son exécution, ne donne pas de résultats très satisfaisants, selon Pierre Pascallon. C'est, dit-il, parce que ce projet d'aménagement rural reste une affaire de citadins, parce que le plan a été organisé depuis Paris, autour du progrès, de l'industrie, de la plus forte rentabilité... La solution ne consiste certes pas à "dessiner une sorte de rêve rousseauiste où l'Auvergne refermes sur Quelques valeurs dépassées deviendrait le bon sauvage de l'Hexagone" (2).

(2) - Ces tentes sont empruntés à un compte-rendu du livre de Pierre PascalIon pare dans "Le Monde" du 15. VIII. 79.

Mais il faut prendre conscience de ce que signifie ce progrès pensé à l'extérieur et apporté de l'extérieur. Il développe dans la population locale une aptitude à attendre passivement Due les crédits, les plans et les idées viennent d'en haut et, dans les conditions qui lui sont faites, cette attitude est logique ou inévitable. Ce qui manque c'est "un cadre territorial vraiment vécu et ressenti par ses habitants" (3).

(3) - "Système économique et espace", Université de Montpellier, octobre 1979.

Naturellement, le fatalisme n'est pas fatal. Il peut arriver, dans une conjonction favorable de facteurs, qu'une population locale ou une catégorie sociale arrive à intenter le modernisme technique à une stratégie propre se définissant comme un activisme de la survie ou du développement. C'est ce que montre la thèse remarquable (non encore publies) de Franck Auriac sur le vignoble du Languedoc et sur les stratégies des coopératives de vignerons (4).

(4) - "Grandeur et décadence au professeur d'agriculture", CERAT, Université de Sciences Sociales, Grenoble.

C'est ce que montre aussi Pierre Muller à propos de la paysannerie moyenne française de refonte des structures agraires (4). Mais cette "intériorisation" de la science et de la technique parait relativement rare, parce que reposant sur une occurrence d'événements qui a quelque chose du hasard et de imprévisible.

Ce n'est pas seulement dans les secteurs "traditionnels" que la science et la technique provoquent une sorte d'exil intérieur qui confine parfois à la perte d'identité personnelle, groupage, ou sociale. C'est aussi en plein coeur de la modernité. Il y a l'ouvrier d'usine moderne confronté à la raison technicienne devenue si étrange et si étrangère pour lui qu'il ne peut plus situer son travail, lui donner un sens, et se situer lui-même dans l'appareil de production. Il y a le collaborateur technique d'un grand laboratoire de recherche qui ne peut pas rendre raison de son activité dans le montage d'une grande expérience. Il y a le malade pris en charge par un système de santé qui fait de lui un "objet à soigner", quelles que soient les bonnes intentions du corps médical et du personnel hospitalier : c'est le système de santé qui consomme pour lui comme le montre très bien Alain-Noël Henri; lui, le malade, ne "consomme" que du travail médical ou para-médical et des équipements hospitaliers, dans des conditions souvent pénibles d'ignorance de son propre corps, de ce qui l'attend, de ce qu'il devient. Il y a le "consommateur moyen" qu'un consumérisme moderniste somme de consommer "scientifiquement" et que se sent aussi exclu d'une "science" dont il n'a nul moyen d'éprouver la solidité, que manipulé par une publicité obsidionale, même et surtout lorsqu'elle emprunte au jargon technique ou scientifique. Ce n'est là d'ailleurs qu'un exemple parmi d'autres où une population devient une sorte d'interlocuteur par force muet et passif, de témoin indispensable mais annulé par sa propre ignorance, de batailles d'experts sur la sécurité dans les centrales nucléaires, sur la pilule contraceptive, sur l'analyse de la crise économique, sur la sexualité, sur la pollution et la destruction de l'environnement, sur ce qu'est la santé ou la maladie mentale, etc.

La nature du problème

Si les notations ci-dessus se voulaient une description approchée de l'impact social de la science et de la technique, elles seraient très insuffisantes. Aussi le but poursuivi n'est-il pas cette description (dont les grandes lignes sont au demeurant bien connues), mais bien plutôt de suggérer à quel point c'est dans la vie concrète, dans la quotidienneté de chacun de nous qu'on peut observer la présence du problème dont on va maintenant essayer de définir les contours. Les vastes fresques sur le rôle de la science et de la technique dans la modernité, quel que soit par ailleurs leur intérêt, ont un peu tendance a estomper le fait que cela nous touche personnellement et que ce qui est en cause n'est pas seulement le jeu de catégories sociales abstraites.

Les exemples retenus sont extrêmement différents entre eux, ne serait-ce que par l'importance qu'ils revêtent, allant du sort de quelques individus au destin de nations et de continents, en passant par celui de régions ou de groupes humains spécifiques. Ils n'ont entre eux qu'un point commun justifiant qu'on les évoque ensemble, c'est d'aboutir à un questionnement du rôle social de la science et de la technique et, plus généralement de ce qu'il est convenu d'appeler la modernité. Seulement ce rôle est plus ou moins direct et plus ou moins visible. Si le cas du pays s'engageant dans un cercle vicieux de dépendance technico-scientifique ou celui de l'étudiant "tiers-mondiste" coincé entre deux cultures, font directement intervenir la science et la technique, on ne voit pas a priori en quoi celles-ci sont concernées par le sort du paysan kabyle. Il est tentant de ne voir dans l'incendie de la foret provençale qu'une conjonction malheureuse et accidentelle entre une forte poussée de mistral (le vent local), une sécheresse excessive, et la négligence socio-économique en matière de débroussaillage (1).

(2) - Pour ne pas évoquer Les bruits qui courent sur certains incendies volontaires, à base de spéculation foncière et immobilière, comme cela a été le cas, dit-on, dans certaines zones urbaines de Montréal.

Il est facile de ne voir dans la difficulté qu'a l'ouvrier d'usine ou le collaborateur d'un laboratoire de recherche de donner un sens à son travail, "que" des imperfections et des lacunes dans la circulation de l'information. On peut toujours penser qu'un peu plus de chaleur humaine et de convivialité permettrait de faire du malade autre chose qu'un objet de santé (et au vieillard un objet gérontologue, de l'assisté un objet du travail social...). On peut dire que le paysan auvergnat ou limousin "n'a qu'à" faire comme le vigneron languedocien. On peut assimiler les batailles d'experts à du folklore social somme toute assez innocent. Pourquoi chercher midi à quatorze heures et invoquer à ce propos les responsabilités de la science et de la technique?

Ici l'anecdote de l'incendie de foret a une valeur "épistémologiquement" exemplaire. Car, "en soi", l'efficacité technique des avions canadair ou des colonnes motorisées de lutte contre le feu, ne peut être mise en doute. C'est la "désertification" humaine de la foret qui paralyse en partie cette efficacité, et cette désertification est le résultat d'une conjonction habituelle (et non accidentelle) entre des intérêts socio-économiques et l'insistance avec laquelle ces intérêts utilisent la science et la technique pour consolider leur pouvoir. C'est en quelque sorte parce que tout un système socio-économique global cherche à s'encaciner dans la science et la technique, que des sciences et des techniques particulières se trouvent mises en échec.

Il y a là un paradoxe qu'on n'aperçoit pas si on ne "descend" pas au niveau du concret, avant d'explorer quelques uns des longs cheminements, quelques unes des multiples médiations qui structurent le cercle vicieux du social et du scientifique. La "science" dans la foret provençale et son embrasement, c'est moins le Canadair ou la moto-pompe que l'aménagement 'scientifique" de la "vocation" touristique de la côte méditerranéenne, la planification "scientifique" depuis Paris ou depuis des sièges sociaux de banques européennes du développement urbain et de l'industrialisation du bâtiment; et c'est, finalement, une ambiance culturelle qui pousse à mépriser ce qui n'est pas "scientifique" et qui relève du savoir-faire traditionnel du paysan et du petit peuple. Ce n'est pas qu'on ne l'aime pas, ce savoir-faire, car il est aujourd'hui objet de bien des nostalgies touchantes. On l'aime comme on aime la nature dans les parcs naturels : c'est pourquoi on le donne à voir, non à servir. Si la foret provençale brûle c'est en partie parce qu'elle devient un parc naturel pour touristes et résidences secondaires" Les marxistes ont coutume de dire que la science devient une force productive "directe". Soit. A condition que l'expression ne fasse pas oublier que cette force se manifeste souvent de façon fort indirecte, parce qu'en réalité "la" science n'agit pas sur "la" société, mais la société dans la science, et la science dans la société. L'un n'est pas "l'extérieur" de l'autre.

Ceci dit, qu'apprend-on sur ce point commun à tous les exemples (qui cela va sans dire, pourraient être facilement multipliés) de notre échantillon. Dans tous les cas, nous observons que la science et/ou la technique joue un certain rôle dans une entreprise qui conduit à déposséder des individus, des groupes, des nations du pouvoir et de la faculté de se déterminer eux-mêmes. Le pouvoir de modeler leur vie, individuelle ou collective, à court ou à long terme, échappe en partie aux sujets humains. La science et la technique contribuent à produire et reproduire un clivage entre "ceux qui savent" et ceux qui ne savent pas, et ce clivage pose d'emblée un problème de pouvoir, et un problème de vouloir. Ceux qui ont le pouvoir et la volonté de s'en servir n'ont que trop tendance à insister sur la passivité, les conduites d'échec, la résignation, la dépendance sociale ou culturelle, la "mentalité d'assistés" de ceux sur qui ils ont le pouvoir et pour qui ils veulent quelque chose, à leur place. Ce n'est pas une raison pour nier que ces démissions de l'auto-détermination humaine font aussi partie de la réalité observable, dans une dialectique renouvelée (une version douce) du maître et de l'esclave. Comment pourrait-il en Etre autrement, en égard à ce que l'on pourrait appeler le pouvoir "aporistique", dans certains cas, de la science et de la technique. Comment s'évader de la double impossibilité d'arrêter l'importation de science et de technique, et de la continuer? Comment "choisir" entre une culture inadaptée et une culture inadaptable parce que stoppée dans sa maturation historique? Que peut faire d'autre une petite municipalité provençale que de demander le secours des canadair, même si elle sait qu'elle ne les obtiendra pas, parce que l'incendie fait rage partout à la fois? Comment "choisir", en masse, de ne plus être un paysan "traditionnel", etc.?

Quand j'avance l'idée, de façon délibérément partiale, que la science et la technique constituent une menace pour l'auto-détermination humaine, je ne revendique aucun statut "scientifique" pour cette idée, surtout si l'on confond ici la scientificité avec un tableau balancé des "bons" et des "mauvais" côtés de la science. Il y aurait aussi à dire en faveur de la science et de la technique, et si l'histoire ne progresse pas uniquement par ses bons côtés, elle ne progresse pas non plus uniquement par ses mauvais côtés. Tout en reconnaissant l'intérêt qu'il y a à poursuivre inlassablement la tâche de décrire "exhaustivement" les implications sociales de la science et de la technique, je revendique le droit d'insister sur l'une de ses implications, parce qu'il me semble qu'elle est relativement nouvelle, qu'elle prend une certaine importance, et qu'il existe une tendance à sous-estimer cette importance.

La science et la technique sont impliquées dans la multiplication de systèmes sociaux qu'on peut dire de nature hétéronomisante (c'est-à-dire fondés sur la distinction entre un Centre qui décide et une périphérie qui est mue de l'extérieur) L'hétéronomie est souvent un bon principe pour la construction de machines. Il est douteux qu'il en soit de même pour les sociétés ou fractions de société qui sont des systèmes vivants, c'est-à-dire des systèmes dont le fonctionnement n'est guère concevable au dessous d'un minimum d'auto-détermination. On évoque quelquefois la crise de la démocratie représentative non point tellement pour souligner les manquements (nombreux) à sa règle, que pour dire que cette règle même est peut-être en train de devenir un facteur de fragilisation sociale. Ce n'est pas la faiblesse du centre qui est censée être à l'origine de cette fragilisation (comme le prétendent les idéologies autoritaires traditionnelles), c'est au contraire le fait que le régime représentatif, poussé à son terme, instaure une logique de renforcement du Centre et revient toujours à décider de ce que veulent les gens à leur place. La science et la technique, et par conséquent les hommes qui représentent la science et la technique, participent du jeu de ce régime représentatif. La science et la technique se mettent à "représenter" l'activité de symbolisation et la création culturelle de toute la population, exactement comme les élus, directement, les administrateurs et les juges, indirectement, sont censés représenter la volonté politique et sociale de la population. En d'autres termes le régime représentatif se fait hètéronomisant, avec la complicité de la science et de la technique. Et l'hétéronomie est un danger de rupture sociale.

La thèse peut paraître absurde si l'on songe à tous les régimes, passés ou contemporains, qui ont été ou sont infiniment moins "démocratiques" que le régime représentatif et qui ne s'en portent pas plus mal, et à toutes les tentations totalitaires qui menacent la démocratie "formelle". Mais la vérité est qu'il y a des versions douces et des versions dures de l'autoritarisme, et que l'effet final sur la cohésion et sur le dynamisme de la société n'est que partiellement fonction de cette plus ou moins grande "douceur" ou "dureté". Il y a eu dans l'histoire toutes sortes de régimes "durs" dont on s'aperçoit après coup, et en les confrontant à la modernité, qu'ils laissaient une large place de fait à l'initiative et à l'autodétermination d'individus, de petits groupes, de communautés locales, etc... Dans toute une série de domaines, les gens pouvaient décider eux-mêmes de ce qui était bon pour eux et de ce qu'il fallait faire : ils étaient maîtres jusqu'à un certain point de leurs décisions économiques, construisaient leurs demeures et leurs villes comme ils l'entendaient, géraient ensemble un certain nombre d'affaires locales, avaient leurs idées sur l'éducation des enfants, etc. etc. Les puissants ne pouvaient pas décider à leur place faute de moyens d'intervention, et aussi peut-être ne le voulaient pas nécessairement parce que la légitimité de leur pouvoir se situait ailleurs que dans la "représentation" de la volonté populaire. Aujourd'hui, à l'inverse, le principe représentatif repose de plus en plus non seulement sur une dimension politique "pure" (par exemple, l'élection), mais aussi sur le droit (fondé, par exemple, sur la science et l'expertise technique) de "représenter" à la population ce qui est raisonnable et rationnel pour elle. Il découle de là une dilatation potentielle, et parfois réelle, de l'action hètéronomisante du Centre. Ce qui ne comptait guère se met à compter: tout, y compris des choses "insignifiantes" comme la diététique familiale, la sexualité des jeunes ou la conduite automobile, peut devenir "affaire d'Etat". Qu'on demande aux gens de ''se déterminer" par des méthodes brutales ou en pratiquant la "douceur", voire en manipulant la "permissivité", n'est certes pas indifférent quant à la vie quotidienne concrète de la population. Mais dans les deux cas, c'est le pouvoir et le goût de l'autodétermination qui est mis en question, et il n'est pas exclu que le domaine d'hétéronomie s'étende d'autant plus que cette mise en question soit faite en douceur. Et, au niveau de l'efficacité, il faudrait aujourd'hui une bonne dose de naïveté pour poser que les techniques dures de contrôle social l'emportent toujours, et par principe, sur les techniques douces.

Il serait dommage que ces remarques soient prises comme l'affirmation que les hommes étaient plus "libres" dans le passé qu'ils ne le deviennent, jour après jour, dans un régime représentatif allant jusqu'au bout de la logique de la représentation. Ce serait remplacer une vision simpliste par une autre vision simpliste. Mais la question n'est pas de se livrer a des comparaisons historiques (probablement sans grande signification possible). Il est de débarrasser un problème contemporain de fausses comparaisons historiques, pour mieux l'examiner en tant que tel, c'est-à-dire comme soumis à sa propre logique. Or, sous cet angle, la science et la technique posent incontestablement un problème du point de vue des chances actuelles et futures de l'auto-détermination humaine.

Trois attitudes mentales

Face à ce problème, les discussions sur la science et la technique laissent percevoir ce que l'on peut appeler, par commodité, trois attitudes mentales.

La première correspond à une perception courante, non sophistiquée en quelque sorte, de la science et de la technique. Nous sommes au niveau du café du commerce, de la rencontre mondaine, de propos légers entre gens qui, finalement, ne se sentent pas vraiment concernés par la question; On peut l'exprimer par le proverbe français : "on ne fait pas d'omelette sans casser les oeufs". La deuxième attitude s'exprime dans les courants de "l'anti-science", de la "science pour tous", etc. Elle a pour caractéristique d'émaner de la "communauté" scientifique elle-même, notamment dans ses parties les plus "dures" (c'est-à-dire là où la légitimité du savoir est la plus solide et la plus évidente), et parmi ses éléments les plus jeunes et les plus créatifs. Elle exprime une volonté de "traquer" l'idéologie scientifique et l'idéologie des scientifiques et, mue par sa propre logique, elle monte en épingle un idéal qui n'est pas seulement de science pour tous, mais de science (ou toute autre forme transformée du savoir) par tous. La troisième attitude, ancrée de longue date dans la discussion, qui revêt des formes frustes ou savantes, et sur laquelle se rencontrent aussi bien des marxistes que des libéraux ou des tenants de la république des savants, reprend inlassablement le thème de la distinction entre "la'` science d'une part, "la" société d'autre part. L'idée fondamentale est que la science est "bonne" en soi ("neutre" dans d'autres versions) mais qu'elle peut être pervertie par un mésusage social. Cet archétype d'une virginité scientifique ne peut que se trouver conforté par certains excès bien connus de la science "allemande" ou de la science "prolétarienne", excès qui permettent parfois fort opportunément de masquer le fait qu'en effet les orientations sociales sont aussi des orientations scientifiques et vice-versa.

Ces trois attitudes mentales laissent insatisfait. La première équivaut à une désertion à la fois sauvée et condamnes par le contexte où elle émerge (l'indifférence de fait au problème). Insignifiante sur le plan du fond (ne serait-ce que parce que "l'omelette" brille souvent par son absence), elle n'est à mentionner que parce qu'elle exprime à sa manière un sentiment d'impuissance devant le problème partagé par une partie importante de la population, et équivaut donc à la décision pratique de laisser les choses en l'état. La deuxième attitude, par contre, remplit une fonction critique indispensable, même s'il lui arrive d'être "injuste" à l'égard de la science, de son rôle libérateur dans le passé ("Galilée, Bellarmin, même combat" simplifie peut-être un peu la question), voire dans l'avenir (si la science cesse de se confondre avec ses orientations du moment). Sa fonction utopique (la science par tous) a sa pertinence en tant que telle. Mais elle ne présente pas -et les partisans de la science critique le savent bien-, une solution actuellement praticable. Le mandarinat, le terrorisme de l'expertise, le clivage entrele travail manuel et le travail intellectuel, s'exorcisent plus facilement dans les mots que dans les faits parce qu'après tout le savoir scientifique et technique, la difficulté de l'acquérir, l'élitisme de fait qui en résulte ne sont pas qu'une illusion, même s'il arrive qu'il soit aussi cela ou, qu'en tout cas, ou en abuse socialement. Quant à la troisième attitude, elle aboutit, en s'appuyant parfois sur des petits (ou grands) faits vrais du mésusage social de la science, à oublier que la science et la technique sont des pratiques sociales comme les autres, même s'il s'agit de pratiques présentant bien des traits spécifiques. Ce qui est signifié par là n'est pas simplement le fait banal que les scientifiques sont aussi des hommes, des citoyens ou des sujets, qu'ils ont comme tout le monde des préférences politiques, des idéologies, des faiblesses humaines, leur part d'Ombre et d'irrationnel. C'est si évident et si peu décisif pour l'issue de la discussion qu'il n'est pas un partisan de la "bonne" science et de la "mauvaise" société qui ne l'admette de bon coeur. Car cela ne change rien au fond du problème, tant qu'il reste entendu qu'il y a quelque part quelque chose qu'on appelle, par exemple, la méthode scientifique et, qui reste aussi imperméable aux variations sociales, que le génotype aux broderies du phénotype et aux fantaisies erratiques du milieu. Les défaillances toujours possibles du sujet vis-à-vis de la méthode ne font qu'en souligner la splendeur, toujours approchée, jamais atteinte tout-à-fait. Il y aura toujours un territoire de non-social à côté du social, se délimitant par son absence de relation avec le social. C'est là une conviction quasi-atavique qui, comme telle, n'est jamais remise en cause par un certain nombre de scientifiques, ne serait-ce que parce que, dans de nombreux cas, elle n'atteint même pas le niveau de la conscience et de l'expression articulée. Il s'ensuit que le problème posé par la science et la technique est toujours, "en dernière analyse", un problème considéré comme purement social, alors que peut-être il est, du même élan, à la fois épistémologique, épistémologique parce que social, social parce qu'épistémologique. Bref, "socio-épistémologique".

Deux paradigmes de l'activité symbolique (1)

(1) - Les développements ci-après, ainsi que ceux qui suivent sur les stratégies symboliques reprennent de nombreux passages de mes travaux antérieurs, notamment de conférences à MontréaI et Boston, et du chapitre introductif à une édition américaine en cours du "rapport humain à la matière".

Evitons d'entrer dans les discussions sur la définition "exacte" d'un paradigme, telles que ce' les qui ont été suscitées par le livre de Thomas Kuhn. Le terme servira ici à désigner quelque chose d'assez vague pour comprendre le "résidu" idéologique et, plus généralement, inexplicable que contient toute logique de la réflexion humaine, et d'assez précis pour que ces logiques apparaissent comme nettement distinguantes les unes des autres et désignent bien chaque fois une façon particulière de se représenter le monde.

Aussi loin que nous puissions remonter dans l'histoire de la pensée humaine et jusqu'à aujourd'hui, il semble que cette pensée s'organise dans une oscillation entre deux pôles : appelons l'un le paradigme mécanique et l'autre, faute de mieux, le paradigme "dialectique" ou "structural" (le terme de structure ne coïncidant pas ici avec le contenu que lui donne le structuralisme contemporain). Ces paradigmes ont probablement quelque chose à voir avec les deux grandes familles techniques régissant le rapport humain à la matière, dont l'une regroupe les techniques précisément appelles mécaniques, et dont l'autre a son point de départ dans la manipulation du feu.

D'ailleurs, plus généralement, on peut avancer la conjecture que l'action humaine sur le milieu (économique, sociale, politique, technique...) et la représentation de ce milieu, utilisent des catégories du même type, a condition de se situer à un niveau d'abstraction suffisamment élevé. Si un isomorphisme de ce type existe bien, il ne provient certainement ni de ce que le monde serait l'incarnation progressivement réalises et indéfiniment inachevée d'une sorte d'Idée hégélienne, ni de ce que le monde des idées serait le "reflet" des pratiques humaines. Cet isomorphisme hypothétique et partiel suggère plutôt l'idée d'une communauté de processus à l'oeuvre dans les deux domaines. On dit quelquefois que le cerveau humain ne pourrait pas interpréter le monde, s'il ne présentait pas avec lui un minimum de redondance, s'il n'était pas, en quelque manière, une sorte de monde miniaturisé. On n'a besoin ni d'adhérer à la littéralité de cette redondance, ni de ressusciter l'antique métaphore du macrocosme et du microcosme, pour attribuer une certaine vérité à cette assertion. Il suffit que nous croyions à une certaine unité fondamentale de la matière, dont l'expression pourrait être la suivante : le cerveau humain et son produit d'affects et de concepts est un système matériel et un système vivant partageant une partie des problèmes de cet autre système matériel et vivant qu'est, par exemple, la société. Métaphoriquement parlant, on peut se représenter le cerveau et son produit comme une société, et la société comme une sorte de cerveau géant.

La métaphore n'est utile que si l'on voit dans le cerveau et la société deux "lieux" dont la problématique est partiellement commune, la métaphore aidant à cerner cette problématique. Les paradigmes du mécanisme et de la structure sont une manière commode d'exprimer d'une part la problématique, d'autre part les amorces de solution, qu'ils offrent l'un et l'autre. Au niveau le plus élevé de généralité où l'on se situe, les problèmes communs sont les problèmes fondamentaux que doit affronter tout système vivant : la nécessité de construire et préserver son identité et sa spécificité, le besoin de se reproduire, la recherche de stratégies contre-aléatoires capables de maîtriser les perturbations qui viennent de l'intérieur ou de l'extérieur du système. En forme de boutade, on peut dire que "la vérité" est le bonheur du système mental, et que le "bonheur" est la vérité du système social. Aujourd'hui, par exemple, on peut penser qu'il existe une similitude entre : 1) la recherche de formules sociales instaurant plus de démocratie authentique, d'initiative et de créativité humaines, au niveau des individus et des petits groupes, comme de la société toute entière; 2) la recherche d'une méthode ou d'une approche, pour les sciences sociales et humaines, mais aussi peut-être pour les sciences de la matière et de la vie, capables de mieux épouser les sinuosités du réel, de ne pas se laisser surprendre Dar lui, d'ouvrir le système théorique sur l'événement, et l'événement sur le système théorique. En forme de demi-boutade : il y a quelque chose de commun entre la manière dont la physique théorique essaie de maîtriser les métamorphoses de la matière et de se les représenter d'une part, et la manière dont des groupes de jeunes marginalisés essaient de casser des structures sociales et interindividuelles dans lesquelles ils se sentent emprisonnés, pour leur substituer d'autres structures ayant l'apparence et peut-être la réalité de "non-structures". On retrouve l'idée d'un isomorphisme du monde intellectuel ou affectif et du monde social. C'est de là que vient le caractère "socio-épistémologique" de nos paradigmes.

S'il fallait absolument donner une formule qui résume la différence entre le paradigme mécanique et le paradigme structural, je reprendrais volontiers l'antique opposition entre les deux visions du monde : le monde fonctionnant comme une machine, et le monde vivant comme un organisme. Cette reprise ne serait gênante que s'il s'agissait de parcourir à nouveau la longue et lassante controverse entre les deux visions, dans le but de donner "raison" à l'une ou à l'autre. Mais on ne cherche qu'à dessiner au plus près leurs contours. Schématiquement, on peut dire que le paradigme mécanique décrit l'ensemble des mouvements de la matière ou sur la matière qui ne se traduisent pas par une modification de sa structure ou de la "substance" dont elle est constituée. Les lois de la physique classique (et notamment de sa partie mécanique) rendent compte de ces mouvements. Le déplacement spatial d'un corps discret intangible en est l'exemple le plus pur : le mouvement d'une planète, la chute d'une pierre, la marche d'un animal, etc. Les techniques humaines font largement appel aux gestes mécaniques archétypaux : pousser, tirer, percer, couper, polir, lancer, mélanger ou disjoindre des objets... Mais il y a des cas où le mouvement de la matière ou sur la matière aboutit à une modification de sa structure, à une transformation interne des substances matérielles. Ce sont des mouvements de ce second type qu'expriment la photosynthèse, une réaction chimique ou nucléaire, un phénomène de croissance ou de régression biologique, l'évolution d'un éco-système... On a alors affaire à un mouvement que, par convention, on peut appeler structural. Oisons pour résumer que la matière se transporte ou se transforme. Naturellement, comme toute dichotomie, celle-ci n'est, pour une part, qu'une commodité. Il n'y a pas de mouvement structural qui n'ait sa composante mécanique. Et il est rare qu'on puisse observer un mouvement mécanique "pur". Il est impossible d'évacuer toute ambiguïté de la distinction entre ce qui est mécanique et ce qui est structural, et cette ambiguïté est peut-être l'un des points de départ de ce qu'il y a de paradoxal dans le monde et dans la représentation du monde. Mais il y a, malgré tout, deux grandes vections de la pensée humaine. La première est à la recherche de ce quelque chose qui, lorsque le monde bouge, reste intangible, et dont les déplacements expliquent le changement du monde. La seconde croit que ce quelque chose, outre ses déplacements, se transforme, devient autre chose que lui-même.

Le tableau suivant présente quelques unes des formes sous lesquelles les deux paradigmes peuvent s'affronter.

Mécanisme

Structure

- Substance ou substances intérieurement homogènes - hétérogénéité interne
- Permanence - changement (métamorphose)
- Sélection - Adaptation
- Passé - Futur
- Répétitivité, système d'événements uniques et singuliers - Chaîne (ou juxtaposition)
- Non contradiction (oui ou non) - Contradiction (oui et non)
- Imitation - Création
- Cycle - Spirale
- Réversibilité - Irréversibilité
- Autorité de la loi externe - Autorité du sujet
- Détermination - Indétermination
- Fermé - Ouvert
- Opposition et juxtaposition (matière et mouvement, réalité et imaginaire, sujet et objet, choses et mots, intérieur et extérieur, objectif et subjectif) - "Confusion", superposition, redondance, contamination
- Linéarité - Non linéarité
- Causalité classique - Causalité "structurale", "systémique, "dialectique"
- Simultanéité ponctuelle temporelle - Simultanéité à épaisseur
- Additivité - Effets spécifiques de totalité.

etc...etc...

Les stratégies symboliques

Peut-être le paradigme mécanique et le paradigme structural ne sont-ils que l'avatar intellectuel dernier, l'une des expressions parmi d'autres, y compris à notre époque scientifique, de deux conduites humaines archétypales, deux modes globaux d'être au monde et d'y agir, qui ne sont pas le fruit d'un raisonnement logique préalable (même si, comme l'expose Levi-Strauss avec beaucoup de vraisemblance dans "les mythologiques", on ne peut imaginer une période originelle de la pensée humaine faite seulement de sentiments et ne comportant pas déjà de mise en ordre de type intellectuel), et qui se reproduisent au cours des millénaires au besoin contre toute "raison", peut-être parce qu'elles expriment une logique de systèmes vivants dépassant toujours ce qu'il est possible d'en rationaliser. Essayons de nous mettre à la place de ces êtres qui, à l'aube de l'histoire humaine, sont plongés dans un univers hyper-complexe, désordonné, incohérent, où la part immense de 1' inconnu reste comme une menace suspendue sur la poursuite des régularités observables (l'alternance du jour et de la nuit, la succession des saisons...). On peut imaginer que, de cette hyper-complexité, naît un sentiment d'effroi permanent. Un effroi qu'il s'agit d'exorciser en maîtrisant l'hyper-complexité par l'une ou l'autre de deux attitudes. Devant l'incohérence apparente ou réelle du monde, la première revient à assumer frontalement cette incohérence, en vivant intimement avec elle, exactement comme certaines cultures affrontent la mort en se la rendant constamment présente. Le monde est alors une totalité insécable qu'il faut prendre en bloc, avec son incohérence, laquelle devient le mode d'être de l'existant. Elle cesse d'être effrayante parce qu'elle n'est plus imposée à l'homme de l'extérieur mais qu'elle est, pour ainsi dire, réinjectée par lui dans le monde. De ce fait elle prend une signification et ordonne le monde en un double sens : le monde acquiert un ordre et l'homme lui donne des ordres. Voilà, peut-être, le point de départ lointain du paradigme structural. La seconde attitude pose, au contraire, que lorsque quelque chose existe, ce quelque chose est forcément cohérent: il ne peut être à la fois une chose et son contraire, identique à lui-même et différent de lui-même. Dans ce cas l'incohérence, si incohérence il y a, ne peut venir que du choc de plusieurs choses juxtaposées. Le monde se découpe, parce qu'il additionne des existants. Voila, peut-être, le point de départ lointain du paradigme mécanique.

Si l'on suit ces conjectures, on est conduit à comprendre pourquoi le symbolisme humain présente un caractère totalitaire. Par là on entend le fait que ce symbolisme ne peut pas se laisser arrêter par ce que lui-même sent, plus ou moins confusément, être ses propres limites de représentation du monde. Il ne peut pas admettre de représentation partielle d'un monde qu'il sait total. Même s'il a des doutes sur sa propre pertinence quant à son pouvoir de représentation, il lui faut dépasser ces doutes et représenter quand même le non-représentable. Ce totalitarisme symbolique est évidemment à rattacher au besoin humain de l'ordre, à l'angoisse qui naît d'une non-maîtrise symbolique et réelle du monde. De ce point de vue, il est aussi vieux que la pensée humaine, indépendamment des conditions sociales d'exercice de cette pensée. Ceci dit, dés lors qu'apparaissent dans une communauté humaine des individus et des groupes dirigeants s'arrogeant le droit de dire à la communauté ce qu'il faut faire et ce qu'il faut penser, le totalitarisme symbolique n'exprime plus seulement le besoin d'ordre de n'importe quel individu ou de n'importe quel groupe, face à un environnement menacent. Il prend un contenu ouvertement social, et traduit la volonté d'une minorité de maîtriser l'ensemble de la communauté humaine. Toute classe dirigeante, toute idéologie dominante, ou toute classe et idéologie aspirant à le devenir, doit assumer quelque chose de ce totalitarisme symbolique.

C'est en ce premier sens qu'il y a bien stratégie symbolique, dans la mesure où le déroulement d'un symbolisme met en cause bien autre chose que ce qui parait être, à ses propres yeux ou à ceux d'autrui, sa logique interne de développement. Mais cette dimension stratégique découle aussi de ce que, du seul fait qu'ils existent côte à côte, le paradigme mécanique et le paradigme structural ne peuvent pas, l'un ou l'autre, l'un et l'autre, incarner chacun le tout du totalitarisme symbolique. DEs lors, la stratégie symbolique devient une ruse humaine avec le monde et avec la représentation du monde. Le conflit entre les deux paradigmes est bien réel, mais il ne peut jamais aller jusqu'à la victoire totale d'un paradigme sur l'autre. Tout se passe comme si la pensée et la technique humaines avaient à affronter depuis toujours un paradoxe qui peut s'exprimer ainsi : pour donner un sens au monde et à l'action humaine, il faut choisir un des deux archétypes ou paradigmes, et, en même temps il est impossible de choisir. Il faut choisir, car le choix est la condition nécessaire de l'action humaine, en ce double sens que le refus de choisir est aussi un impossible ou insupportable refus d'agir, et que le choix donne son sens à l'action. Quand il faut à tout prix introduire de l'ordre dans l'univers, fût-ce l'ordre de la contradiction ou du paradoxe, il faut aussi se décider sur le contenu de cet ordre. S'y refuser, agir en pensant à la fois que son action modifie le tout de l'univers et pourtant ne le modifie pas, est une action proprement insensée.

On peut à la rigueur concevoir qu'un homme, pur spectateur de l'univers, ne puisse pas décider s'il est un ou multiple. Mais l'action est en soi une décision qui ne peut pas s'accommoder de l'indécidabilité de son symbolisme. Et pourtant, il faut bien qu'elle s'en accommode. Car ce symbolisme reste, jusqu'à un certain point, indécidable. Quand le choix du paradigme est fait, les hommes s'aperçoivent toujours que ce choix laisse des problèmes en suspens. Le paradigme étend son ombre sur l'univers, et pourtant ne peut le couvrir tout entier. Pourtant encore, il faut qu'il le couvre. Il faut un imaginaire constamment capable d'aller au-delà de l'expérience quotidienne des hommes, dans le travail, la technique, et même dans l'exercice de la pensée. Il faut toujours créer un monde avec des fragments incomplets. Voilà pourquoi il faut choisir dans des conditions où le choix est impossible, un choix qui s'analyse toujours comme un moment de la genèse du choix contraire.

La stratégie symbolique est donc une stratégie paradoxale ou stratégie double à la fois bridée et dynamisée par la présence obsessionnelle d'une aporie fondamentale. Connivence et conflit des deux archétypes symboliques scandent l'histoire de la pensée humaine. La "pensée sauvage" poursuit à la fois une entreprise de mise en ordre universel par une classification identifiante s'appuyant sur l'observation des plus menues différences, et une entreprise de "dialectique sauvage" qui prend, semble-t-il, le contre-pied de la première. Le mythe, dit Levi-Strauss, introduit la discontinuité dans l'univers, et le rite rétablit la continuité nécessaire. Le Logos grec et la Métis grecque montrent une connivence secrète, même lorsqu'ils affectent de s'ignorer ou de se mépriser. Héraclite, Nicolas de Cusa, les alchimistes. Voilà des noms qui viennent aux lèvres quand on évoque la ruse symbolique de l'homme. Et que dire de l'ambivalence d'un Newton, ou de celle de ces créations théoriques du XIXè siècle (siècle, dit-on, du positivisme et du scientiste), qui témoignent de l'extraordinaire prégnance d'un imaginaire fécond dans la "froide" raison scientifique : Darwin fabulant sur la pangénésie, Mendel sur ses "facteurs", Maxwell sur son champ, tout le monde sur l'éther...

Mais il faut couper court et se borner à évoquer un des aspects de la ruse symbolique, dans la science contemporaine. Aujourd'hui, il n'est plus possible de dire que le paradigme mécanique est ce qui néglige les structures, et le paradigme structural ce qui en tient compte. Le mécanicisme est allé très loin dans la prise en considération des structures et ce n'est pas, ou ce n'est plus, sur ce point, qu'il se différencie du paradigme structural. Le paradigme mécanique pose que, si loin qu'on aille dans la compréhension ou la transformation des choses, il vient toujours un moment où l'on a affaire à une "substance", une entité, un élément que l'on ne sait plus pénétrer, décomposer, déstructurer et restructurer. Il y a quelque part quelque chose qui est, et qui est dans l'invariance ou qui, s'il varie, le fait sans "raison" et sans lois. Le butoir étant admis, dans l'intervalle, le paradigme mécanique peut se "structuraliser.' presque 3 l'infini, c'est-à-dire pousser très loin la prise en compte de la richesse, de la variété et de la variation du monde. Il fonde sa puissance explicative sur le fait désormais bien connu que avec un tout petit nombre d'éléments premiers intangibles, et une combinatoire même très simple (par exemple, une permutation de place ou d'ordre des éléments), on peut réaliser un nombre presque inépuisable de variantes, construire des mondes d'une richesse infinie. Tout ce que le paradigme mécanique demande d'admettre c'est que, au delà d'un certain point, le monde cesse en fait d'être une structure (un arrangement quelconque d'éléments premiers), pour devenir précisément ces éléments intangibles dont vient la structure. Il y a donc action ou pensée structurales, si l'on veut, mais qui reposent sur l'idée qu'il subsiste un "résidu" non structural et que, par conséquent, le mouvement de combinaison, mélange ou articulation des éléments premiers, responsables des structures, conserve tout du mouvement mécanique. L'essentiel du mécanicisme est ainsi conservé. Tout se transforme ou peut se transformer, mais c'est toujours grâce au fait que quelque chose d'intransformable se transporte. Structurer c'est toujours, en définitive, jouer au mécano, ou encore, moduler. On peut discuter à l'infini sur ce qui est invariant et non structuré ou structurable, on peut réduire comme une peau de chagrin son domaine -et l'on a fait l'un et l'autre pendant des millénaires-, mais tant que l'on admet que ce domaine existe en fait et en pensée, on ne sort pas du mécanicisme. Appelons, par convention, et pour faire court, ce structuralisme bavard assorti d'un mécanicisme discret mais déterminant, le structuralisme "mou" ou le mécanicisme structural. Le structuralisme "dur" ne fait "que" mettre en doute l'hypothèse de l'existence d'éléments premiers posée par le mécanicisme structural, et admet, au moins à titre de conjecture, que puisque beaucoup est structuré dans le monde, peut-être tout l'est-il, tout étant "donc" susceptible de changer. Si loin qu'on aille dans la compréhension ou la transformation des choses pour trouver l'invariance ultime, il arrive toujours un moment où l'on ne peut pas se contenter de cette invariance et où il faut aller plus loin, retrouver la structure dans l'élément, et le changement dans l'invariance.

Il me semble que la physique théorique, dans certaines de ses parties, incarne bien le structuralisme "dur". Mais bizarrement, la physique théorique, malgré tout son prestige et l'espèce de prééminence qui est la sienne dans les hiérarchies symboliques, ne me parait pas représentative de ce qui domine la scène symbolique aujourd'hui, à savoir la ruse du mécanicisme structural, dont la biologie moléculaire est une bonne illustration.

Il existe une extraordinaire congruence -comme une sorte de mimétisme-, entre la biologie moléculaire et la façon dont fonctionne et dont on se représente le fonctionnement de l'industrie moderne. Mieux qu'une machine, l'être vivant est vu comme une usine. Une usine moderne, largement automatisée, avec son programme qui, fondamentalement, reste le même, mais avec des variantes infiniment modulables, une mémoire d'ordinateur prodigieuse ayant stocké à peu prés toutes les situations imaginables, capable donc "d'adapter" la production à un large aléatoire en sélectionnant la variante requise. C'est une usine complexe dont un des départements livre des pièces standards dont le modèle ne change pas, et dont la finition est parfaite. Un autre département ajuste, articule, combine ces pièces de façon à obtenir les produits finis les plus variés en travaillant à une vitesse folle (l'enzyme bat la mesure du rythme de fabrication), et en surmontant chaque incident grâce à un jeu compliqué de feed-back. Les pièces standards peuvent changer occasionnellement, mais, pour l'usine, le changement intervient au hasard, en fonction de la concurrence, de l'innovation, de l'invention extérieures sur lesquelles l'usine n'a pas de prise : elle n'a pas de département de recherche qui, après étude de marchés (l'influence du milieu), et en fonction des données technico-économiques de la production, puisse provoquer des modifications planifiées de ses pièces standards. Les procédés de fabrication sont intangibles : ils sont chimiques et mécaniques, ou, plus exactement, ils sont une combinaison de nano-mécanique et de macro-mécanique.

Ce mimétisme situe moins la biologie moléculaire comme un "reflet" idéologique de l'économie moderne (car on pourrait aussi soutenir, et de plus en plus à bon droit, que c'est l'économie moderne qui est le "reflet" de la biologie moléculaire), qu'il ne signale 1e travail, sur la scène sociale comme sur la scène symbolique, du même modale d'organisations qui en "structurant" le mécanisme ouvre aussi le champ, réellement ou symboliquement, à une mécanisation, sans précèdent dans l'histoire, des structures. De sorte que, d'une certaine manière, on assiste à une dilatation inouïe du paradigme mécanique. "La" science ne frappe pas à la porte de "la" société pour qu'un nouveau rapport humain à la matière puisse entrer, et pour que celle-ci adapte ses structures à ce nouveau rapport. De même que "la" société essaie de ruser avec son aléatoire interne et externe et avec les turbulences et les "catastrophes" qui l'assaillent, de même "la" science ruse avec deux techniques symboliques de matricer de l'aléatoire (tout en cherchant à sauvegarder la prééminence de la première sur la seconde) : celle qui est fondes sur la pré-programmation externe du système à réguler, et celle qui table sur une réelle auto-programmation et auto-finalisation du système. On retrouve le problème de l'auto-détermination humaine, dans un jeu d'orientations "socio-épistémologiques" de la science et de la technique dont le moins qu'on puisse dire est qu'il ne favorise pas cette auto-détermination.

Le côté social du "socio-épistémologique".

On évoquera (de façon bien trop rapide, malheureusement), trois tendances importantes des sociétés contemporaines constituant un danger réel pour l'auto-détermination humaine, et dans lesquelles les orientations dominantes de la science et de la technique jouent un rôle parfois central.

La première tendance est ce qu'on peut appeler l'autonomisation des systèmes techniques. On cherche à multiplier les dispositifs de production (ou de distribution, d'information...) devenant de plus en plus autonomes par rapport à leurs opérateurs humains. Tout un faisceau bien connu de sciences et de techniques sont attelés à cette tâche : automatique, informatique, cybernétique, intelligence artificielle, robotique... Il s'agit de remplacer le "facteur humain" dans deux activités fondamentales : la perception sensorielle et l'activité mentale. En caricaturant les choses, l'industrie moderne ne voit aucun inconvénient à associer des bactéries à son travail. Par contre, sous couvert d'efficacité, de sécurité, de fiabilité, de rendement..., elle a tendance, autant que faire se peut, à se passer de l'élément humain. Ce qu'on appelle les "systèmes hommes-machines" n'en sont pas en réalité, ou très peu: ce sont des systèmes de machines dont les hommes sont de plus en plus absents en tant qu'hommes, soit que leur présence devienne réellement inutile, soit que, nécessaire encore, elle les confine à la périphérie du système, ou à des tâches machiniques à l'intérieur du système. On a souvent observé que la cybernétique, par exemple, est une cybernétique mecaniciste qu'on peut dire "pauvre.' parce qu'elle ne cherche pas à faire interagir la "cybernétique" humaine et la cybernétique machinique, et qu'elle ne permet pas, par conséquent, d'édifier d'authentiques systèmes hommes-machines. Or cette orientation de la cybernétique n'a rien d'obligatoire ou d'imposé, quelles que soient les difficultés et impasses provisoires que rencontreraient d'autres orientations; elle correspond manifestement à un choix "socio-épistémologique". Les travaux sur l'intelligence artificielle et surtout sur l'heuristique dont certaines orientations serviraient mieux l'effort pour édifier d'authentiques systèmes homme-machines, semblent pour l'instant rencontrer de nombreuses limites épistémologiques ou techniques, mais peut-être aussi sociales. Les conséquences sociales de l'autonomisation des systèmes techniques sont bien connues, au premier rang desquelles il faut évoquer le spectre du chômage, parfois démenti après coup, mais toujours renaissant et toujours menaçant (la pousses de fièvre technique en cours autour de la micro-informatique et de la télématique en est un exemple frappant). Mais il n'y a pas que le chômage. Il y a aussi que l'autonomisation des systèmes techniques par rapport non pas à "l'homme" en général (il existe, bien entendu, des maîtres humains de ces systèmes qui sont en même temps les tenants du pouvoir économique et politique), mais par rapport à cette espèce sociale particulière d'hommes que sont les travailleurs de la "base" (les exécutants), il y a que cette autonomisation réduit considérablement ce que ces travailleurs de base pouvaient garder de pouvoir sur leur propre travail, sur leur vie, et sur eux-mêmes en définitive.

Cette régression du pouvoir d'auto-détermination se prolonge à travers ce que l'on peut appeler l'algorithmisation du travail. On désigne par là la tendance à substituer des algorithmes de travail -c'est-à-dire des procédures analytiques d'action devenues en quelque sorte détachables de la personne qui agit et indépendants d'elle-, à ce qu'on appelait autrefois le savoir-faire, artisanal ou ouvrier. Ce savoir-faire non entièrement communicable par une décomposition analytique et nécessitant un long apprentissage et un intense investissement personnel, rendait l'artisan ou l'ouvrier irremplaçable, lui conférait un incontestable pouvoir sur son travail et sur la production (même s'il était limité), et lui ménageait de nombreuses décisions et de nombreux choix à faire. Il était (et il est encore, car l'éradication du savoir-faire est une oeuvre immense, à recommencer sans cesse), une des opportunités les plus importantes de manifestation de l'autodétermination humaine. On dit que le taylorisme est en recul. C'est probablement vrai pour ce qui est des recettes tayloriennes proprement dites. Mais on peut considérer ces recettes comme une forme fruste et primitive de l'algorithmisation qui, si elles ont fait historiquement leur temps, ne doivent pas cacher que l'essence du taylorisme -à savoir la recherche d'algorithmes-, non seulement reste intacte, mais encore revêt des formes nouvelles qui ouvrent un champ immense à l'algorithmisation. Le taylorisme concernait certaines catégories ouvrières. Aujourd'hui l'algorithmisation atteint l'ensemble du personnel des usines, des services, des bureaux, et pas seulement le personnel d'exécution, mais aussi les cadres techniques, administratifs, managériaux... L'ironie de l'histoire veut que les algorithmisateurs se font à leur tour algorithmiser.

Du point de vue de l'auto-détermination humaine, c'est-à-dire de l'auto-détermination des individus et des "masses", tout se passe comme s'il se poursuivait depuis deux ou trois siècles un formidable ébranlement, un ébranlement qui a quelque chose à voir avec une mutation de la nature du pouvoir politique, économique, culturel, dont nous commençons seulement à être à même de saisir l'ampleur, la complexité et les prolongements dangereux encore à venir. Je suis frappé par le fait que dans ce qu'on appelle les sociétés pré-industrielles ou pré-capitalistes, le pouvoir sous ses différentes formes était d'une nature telle qu'il n'impliquait pas, et dans certains cas excluait, l'intervention directe des classes ou des groupes dirigeants dans la production. Cette abstention ménageait des espaces de liberté aux producteurs directs, même si par ailleurs, des institutions comme le servage ou l'esclavage et bien d'autres (ne serait-ce que le prélèvement du surplus économique sur les producteurs directs, c'est-à-dire sur tout le monde ou presque) n'assuraient qu'un jeu bien modeste à cette liberté (encore une fois, la reconstitution fantasmatique d'un passé idyllique n'a rien à faire ici). On peut dire que le capitalisme industriel, et le rapport nouveau qu'il crée entre la société civile et l'état, inaugurent une novation fondamentale, en ce que, pour la première fois dans l'histoire du monde, les classes et groupes dirigeants tirent une partie de leur légitimité et de leur pouvoir de leur intervention directe dans la production. On a pu penser un temps que le tout de cette novation et de cette mutation s'était effectué pour ainsi dire d'un coup et correspondait aux limites historiques d'une formation sociale spécifique, le capitalisme, et de sa principale dimension spécifique, la propriété privée des moyens de production. Il me semble qu'on s'aperçoit aujourd'hui que la maîtrise de l'accumulation du capital n'était qu'une première étape de la mutation du pouvoir et de la prise en mains directe de la production, que l'algorithmisation en cours est une deuxième étape au moins aussi importante que la première et grosse de développements futurs, et que cette algorithmisation n'est pas "ontologiquement" liée à une formation sociale parmi d'autres ni à une formule unique d'appropriation de l'appareil productif.

Je n'aime pas trop les raisonnements en termes d'étapes qui évoquent une sorte de mécanisme chronologique linéaire. Mais force est de se poser la question de savoir si la mutation du pouvoir n'entre pas dans une troisième phase, qu'on peut se représenter comme une transposition des techniques de l'aigorithmisation à ce qu'on appelle le "hors-travail", c'est-à-dire à tout le champ immense de la vie sociale et interindividuelle. Le phénomène est lié à une remise en cause du rapport traditionnel entre le ''Centre" (l'Etat, l'appareil productif, les institutions, les différents appareils d'encadrement de la population) et sa "périphérie" sociale (la masse de la population, précisément).

Cette remise en cause est profondément ambivalente. premier lieu, elle part du constat que le rapport traditionnel entre le centre et la périphérie donne des signes certains de défaillance, parce que l'industrialisation, l'urbanisation, la modernisation ont produit une "foule solitaire" qui s'analyse comme un véritable vide social : un vide, parce que le Centre ne peut plus compter sur la périphérie pour s'auto-réguler, s'auto-déterminer, à travers mille sortes de micro-milieux sociaux, de façon à régler mille "petits" problèmes dont chacun d'eux peut paraître insignifiant, mais qui, pris ensemble, représentent une bonne part de ce qu'on appelle la régulation sociale, la cohérence sociale, c'est-à-dire, finalement, l'auto-reproduction vivante d'une société. Le "Centre" commence à s'effrayer à l'idée que s'il veut que "ça" marche, il lui faut tout faire, tout décider, tout impulser de lui-même. Il y voit, ou du moins certains au "Centre" y voient, une cause d'ankviose, de paralysie, et finalement d'affaiblissement du pouvoir. Le Welfare State se fait peur à lui-même. Il en vient donc à l'ides qu'il faudrait refabriquer du tissu social, combler en partie le vide, faire "participer" la population de façon qu'elle assure elle-même une partie de la régulation et du contrôle social. Il souffre à l'Ouest un petit vent de "désatellisation" susceptible d'introduire un peu d'auto-détermination. On parle de décentralisation, de participation, de mouvement communautaire, on parle même à l'occasion d'auto-gestion, et on fait quelques tentatives (bien timides, il faut le reconnaître). Seulement, avec la "désatellisation"` c'est de division du travail qu'il est question, et non pas fondamentalement de partage du pouvoir. Le Centre peut espérer se renforcer en se "dégraissant et la périphérie ne peut ignorer cet espoir, même s'il lui est possible de formuler le contre-espoir d'un dérapage de la division du travail vers le partage du pouvoir. Nous sommes ici en pleine zone d'indécidabilité de l'histoire.

Ce qui est certain, par contre, c'est que la désétatisation", même lorsqu'elle correspond à un souhait sincère de voir l'auto-détermination reprendre un peu de vigueur, ne s'analyse pas en un retrait pur et simple de ce qu'il y a de "central" ou d'étatique dans ou au-dessus de la société civile. D'une certaine manière, ce qui est recherché est une socialisation de l'état et une étatisation du social sous des formes nouvelles facilitant une intériorisation plus aises des normes sociales. On veut certes éviter d'alourdir la chape du centre, mais en faisant en sorte que la périphérie se solidarise mieux du Centre, se fasse elle-même un peu Centre. Ce "recentrage" de la périphérie qui, pourtant, ne saurait abolir la barrière entre le centre et la périphérie, est une oeuvre paradoxale qu'on cherche à réaliser par une stratégie paradoxale : le Centre se retire ou se fait discret sur le plan de l'action ou des institutions, en espérant que cette absence sera compensée par la présence très accrue de ses normes.

C'est là qu'on retrouve l'algorithmisation transposée. La transposition revient à penser une normalisation tous azimuths de la vie quotidienne. C'est pourquoi on assiste à une extraordinaire efflorescence de discours et de pratiques portant sur des sujets dont on admettait, "traditionnellement", qu'ils relevaient d'une sorte de domaine privé de l'auto-détermination des individus et des groupes. Je ne peux ici que procéder par énumération (non exhaustive), sans entrer dans l'analyse nécessaire. Il y a la vie privée proprement dite; la communication sociale et interpersonnelle; la sexualité, l'action culturelle, dont certains pensent en France qu'elle pourrait obtenir le même effet de cimentation que la III ème République a obtenu à la fin du XIXè siècle, grâce à un formidable effort scolaire, il y a des choses aussi ''insignifiantes" que le code de bonne conduite au volant d'une voiture, la nourriture "optimale", la lutte contre le tabagisme, le code de bonne conduite "écologique", voire même le code de bonne conduite du touriste français quand il s'en va à l'étranger "représenter" son pave; il y a enfin la santé, avec une sorte de Radicalisation de la vie sociale dont il appert que les "inadaptés", "handicapés", "déviants" sont des gens "3 soigner", et ceci dans leur propre intérêt. On voit même fleurir des idéologies nec ou pseudo-médicales aux termes desquelles personne ne n'ait ou ne reste en bonne santé, et chacun doit s'efforcer de produire et reproduire cette bonne santé avec l'aide d'un appareil d'encadrement dont on ne sait plus s'il est médical, politique, social, ou s'il ne relève pas, 3 la limite, du service de renseignements. En même temps, tout cet effort de production et d'inculcation de normes, a une difficulté à affronter qui est ce que l'on appelle la "crise" des valeurs, l'effondrement des systèmes de valeurs, la "fin des idéologies", avec toute la "permissivité", réelle ou théorique, que cette situation impose, au moins dans les circonstances actuelles. A ce problème difficile, on cherche à faire face en développant ce que l'on pourrait appeler des techniques d'idéologie invisible, sorte de symétrique de techniques de publicité invisible qu'on a parfois expérimenté sur le public. Les procèdes de cette idéologie invisible restent tout entier à analyser. On peut seulement apercevoir qu'ils s'efforcent d'occulter le message normatif explicite (à la différence des idéologies et morales "classiques") en pratiquant la "neutralité" (et ici l'habillement technico-scientifique joue un rôle de premier plan, notamment dans les idéologies médicales), en faisant passer le contenu du message dans sa "syntaxe" ou sa "grammaire" et non dans ce que l'une et l'autre servent à exprimer (le sens se concentre sur la forme, la manière de dire, les médias du message), en multipliant les choix et les options possibles, apparents ou réels, c'est-à-dire en les relativisant les uns par les autres, et en occultant, car le seul étalage de cette diversité, les choix et options oubliés. Ici la permissivité est le remède même aux dangers sociaux de la permissivité.

Il me semble que l'idéologie invisible va de pair avec la transformation en cours perceptible dans l'enracinement socio-culturel de l'intelligentsia. à l'intelligentsia "traditionnelle" faite d'individus et de cénacles, est en train de succéder un système Production et de diffusion des idées dont les acteurs se situent quelque part "entre" l'université, la recherche institutionnelle, les mass media, l'Edition, la techno-bureaucratie de l'économie et de l'administration. Le sens social de ce glissement parait être le suivant : au lieu que l'idéologie dominante soit directement produite par les classes et groupes dominants ou par leurs représentants "ex officie", elle émane désormais en partie de ce que l'on pourrait appeler les "classes moyennes", c'est-à-dire ceux qui (par leur profession, leurs fonctions, leur place dans la hiérarchie sociale) n'ont pas à penser les fondements d'une stratégie sociale ou symbolique, mais à l'exécuter, même lorsque leur créativité peut s'exercer sur la mise au point de variantes de la stratégie. Si cette idéologie de classes moyennes peut devenir et rester dominante, ce n'est pas tant en raison de son excellence, que parce que ses fondements (assimilables, pour simplifier, à un choix en faveur du productivisme) n'est pas sérieusement contesté. De ce point de vue, la guerre des paradigmes n'a pas encore eu lieu, et nous en sommes à des escarmouches d'avant-poste. Mais cette situation présente des dangers, y compris pour le caractère dominant de cette idéologie. Cette idéologie de classes moyennes est auasi-viscéralement fascinée par le problème des moyens d'une stratégie, presque incapable d'aborder le problème de stratégies alternatives, le problème des fondements "ultimes" de la stratégie choisie. En d'autres termes, l'idéologie dominante a du mal à remplir une des fonctions nécessaires à la reproduction de la domination : l'assomption par un symbolisme quelconque de sa dimension totalitaire, telle que définie plus haut. Le danger est clairement perçu par une partie de la classe politique, des dirigeants syndicaux, de la "nouvelle" intelligentsia. De plusieurs côtés on voit surgir des avertissements sur la nécessité de doter les sociétés industrielles ou post-industrielles d'une sorte de supplément d'âme (il y a probablement là une des raisons de l'importance stratégique attribuée par certains à l'action culturelle). A défaut d'une réelle poussée de surplus symbolique, on voit se multiplier les simulacres ou ersatz de surplus. Il y a ce qu'on appelle en France le "nouvelliste" (cela va de la nouvelle cuisine à la nouvelle philosophie, au nouveau romantisme...); il y a l'engouement pour la "philosophie orientale", quand ce n'est pas pour nos racines "celtes" ou gréco-romaines; il y a le pseudo-archaîsme, le pseudo-organicisme, le phénomène des sectes; il y a les techniques du corps et de l'esprit se voulant à base de psychanalyse; il y a une exaltation feutres ou ouverte de la déraison, de l'irrationnel, de la violence, de la mort, de la consumation, du salut par la destruction. On voit des "valeurs" traditionnellement à droite, tomber à gauche, et osciller vers une nouvelle droite se voulant plus à gauche que la gauche. Ce sont là quelques unes des escarmouches d'avant-poste évoquées plus haut. On a quelque mal à les prendre au sérieux, à y voir autre chose que le retournement agité d'un vide symbolique sur lui-même. Tout se passe comme si l'on simulait un conflit entre nos deux paradigmes se démarquant du conflit réel à la fois caché et révélé par la ruse symbolique du structuralisme mécanique, dans des circonstances où cette forme de ruse demeure dominante, tout en laissant voir désormais des limites proches.

Le problème des alternatives

Supposons acquis que les sociétés industrielles ou post-industrielles prennent une certaine conscience d'une limite historique et que surgit donc réellement la question des alternatives, la question de l'auto-transgression d'une société. Pour nous en tenir au côté "épistémologique" de ce problème "socio-épistémologique", il parait clair que la transgression ou l'alternative passe par une remise en cause fondamentale des orientations de la science et de la technique, si cette transgression ou cette alternative doit réellement aller dans le sens d'un jeu plus ouvert de l`auto-détermination humaine. Le contenu de cette remise en cause est clair lui aussi : il porte sur le type de ruse entre les deux paradigmes représenté par le structuralisme mécanique. Car il est illusoire d'escompter une synthèse finale harmonieuse des deux paradigmes, leur "dépassement" dans un paradigme "supérieur". Il faut partir du caractère durable de leur conflit lié à leur relative pertinence à l'un comme à l'autre. Il faut se résigner à ce que la ruse persiste et à ce que la stratégie symbolique reste paradoxale. La remise en cause ne peut porter que sur le point suivant : comme stratégie paradoxale, le structuralisme mécanique présente la particularité à mettre l'équivoque du choix et du non-choix entre les deux paradigmes, au service d'une fin qui n'est pas équivoque, et qui est la mécanisation des structures. Cette mécanisation est presque l'antithèse de l'auto-détermination humaine. La "nouvelle" ruse, si nouvelle ruse il y a, ne peut donc consister qu'à organiser un conflit des deux paradigmes donnant le pas à l'auto-détermination sur la mécanisation. Pour prendre un exemple concret qui nous fasse un peu descendre de ces hauteurs absconses, le renversement de stratégie se traduirait, dans le domaine cybernétique, par une orientation de recherche sur les moyens d'obtenir un couplage réel de la "cybernétique" humaine et de la cybernétique machinique dans d'authentiques systèmes hommes-machines, lesquels pourraient eux-mêmes devenir une des bases technico-scientifiques d'un mouvement de retour, en toute modernité, du pouvoir de décision depuis le Centre jusqu'à la périphérie, c'est-à-dire les individus et les groupes de base. Nul doute que ce basculement stratégique soulève de nombreuses difficultés, d'ordre scientifique ou technique (au point qu'on n'a pas le droit d'exclure l'éventualité de l'échec de la tentative). Nul doute non plus que la décision de changer ou de ne pas changer de stratégie est fondamentalement de nature sociale, tant qu'il n'a pas été expérimenté et prouvé que le changement est impossible pour des raisons purement techniques ou scientifiques.


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