This is the old United Nations University website. Visit the new site at http://unu.edu


Contents - Previous - Next


Le nécessaire et le possible dans la formation du mondial (Keynote Address)


Henri Lefebvre


Henri Lefebvre


Première Partie: Le Mondial, Esquisse d'une Analyse
Deuxième Partie: L'Informationnel et sa Problématique a l'Echelle Mondiale
Conclusion


Cette brève communication tentera de saisir pour l'élucider un concept qui figure dans la constellation des concepts fondamentaux pour notre époque, celui de mondial et de mondialité; il y figure sans pour autant briller de l'éclat souverain qu'il pourrait et devrait avoir. Je l'appréhenderai en mettant l'accent sur un aspect particulier et particulièrement saisissable: le rapport de la mondialité avec des techniques bien définies, celles de l'information. La relation de l'informationnel avec le social a déjà été examinée bien des fois; celle de l'informationnel et du mondial ne semble pas profondément explorée.

L'emploi de ces mots - mondial, mondialité, planétaire - est devenu courant. Le concept n'est pas pour autant élucidé. La procédure pour l'atteindre n'est même pas bien déterminée. S'agit-il de philosophie ou de science? Ou d'actions menées stratégiquement? S'agit-il de construire un "objet" ou un "modèle"? Mais un tel "objet" ou "modèle" ne peut se concevoir comme se conçoivent habituellement les objets et l'objectivité scientifiques: comme réels et vrais. En effet, le mondial - en cours de réalisation, inachevé par hypothèse - ne peut se concevoir que comme processus et non pas comme une chose, comme une forme ou comme une substance. Ni l'induction ni la déduction classiques ne s'appliquent à lui, mais il faut procéder selon une démarche difficile nommée transduction qui atteint un objet virtuel. Il n'est même pas certain que les catégories philosophiquement et méthodologiquement élaborées de "sujet" et d'"objet" suffisent et même soient nécessaires ici. Quant au terme "processus" il vaut mieux que celui d'objet mais n'apporte pas grande lumière; s'agit-il d'un processus historique? D'un mouvement produisant un résultat selon une finalité? Qui orienterait ce processus génétique? Qui, c'est-à-dire quel sujet, déclarerait cette finalité?.....

Alors, faut-il se contenter d'une description? Mais dans quelle perspective, dans quel horizon et de quel lieu? Faut-il adopter une procédure strictement analytique? Mais par où commencer? Mise en perspective ou prospective? Rien de plus décevant et souvent de plus arbitraire. Cependant le mondial est là, déjà là, obsédant fascinante présence-absence. Ne serait-il pas l'enjeu suprême d'un jeu périlleux? Au cours de ce jeu inévitable (nécessaire) la destruction de la planète et l'épanouissement de l'homme planétaire se présentent comme deux possibilités également probables, également improbables. Le nécessaire, ce serait qu'il y ait danger, risque, aventure; le jeu mettrait en jeu la totalité, donc tous les possibles. Peut-être; mais qui joue? Selon quelles règles? Sans règles? Qui a posé la mise et l'enjeu?

Pour mon compte, ici, je tenterai seulement de mettre en relation intelligible le double aspect du mondial: le problématique et le pratique. En effet, le mondial a un aspect pratique: le marché mondial, les stratégies mondiales, les firmes mondiales, le réseau mondial de communications, etc... Il a aussi un aspect problématique, ce terme ne désignant pas ici à la manière des purs philosophes ce qui caractérise et spécifie une théorie, mais un ensemble de questions et d'incertitudes: "Où va la mondialité? Qu'est ce qui le définit ou bien la voue à l'indéfinissable?" Je tenterai de mettre en œuvre de multiples questionnements, les uns froidement conceptuels, d'autres quelque peu anxieux, tous visant la mondialité. Puis je tenterai de préciser le questionnement à partir des techniques informationnelles sur lesquelles aujourd'hui on sait beaucoup sans tout connaître, de loin.

En exergue à cette étude, je mettrai ce texte qui se trouve dans les annexes aux exposés de René Thom: "De quoi faut-il s'étonner?" (ClRCE, N° 8 - 9 Morphogénèse et Imaginaire, 1979.)

"Tout objet, toute structure, toute morphologie, pour être désignés et décrits doivent être structurellement stables, contrairement aux formes informes, assemblages chaotiques et contradictoires, qui sont typiquement instables. Nous souhaitons trouver une forme s'apparentant à la signification qui émergeant du réel dans son côté continu identité aille de l'identité à la différence, pour aboutir au réel dans son côté différencié. Cette forme entrant en contact avec l'organisation conceptuelle de la réalité entièrement sous l'influence du principe d'identité va en se stabilisant subir les assauts du principe de différence. Ces assauts se solderont par des bifurcations... ou encore par de véritables conflits où une phase se change brusquement en une autre. On traduira ainsi la lutte de ces deux attracteurs que sont identité et différence..." (J. Duport).

Commentaire: avec quelques réserves concernant le terme "forme," cette formation appelée, à la fois présente et absente, possible et s'atteignant en rêvant l'impossible et en transversant des catastrophes selon les thèses de René Thom, ne serait-ce pas le mondial?

Première Partie: Le Mondial, Esquisse d'une Analyse

1. Que Disent les Philosophes?

C'est à travers la philosophie que le "monde" apparaît comme représentation et comme concept. L'histoire du mandés en Occident serait longue. Bien que des fragments en aient paru par-ci par-là, elle n'est pas encore établie complètement. Il suffit ici de rappeler l'origine italiote de la représentation. Le terme "mundus" s'opposant de façon longtemps impensée au "cosmos" grec désigne un abîme, un couloir ténébreux cheminant souterrainement vers une issue; c'est un trou par lequel les âmes entrent et sortent, les profondeurs de la Terre-Mère, communiquant ainsi avec la société organisée à la surface. On jette dans ce trou sacré les condamnés à mort, les nouveaux nés dont on se débarrasse. La terrible parole augustinienne, Mandés est immundus, déploie l'image du couloir ténébreux, parcours de vie et de mort, et fonde le christianisme le plus rigoureux. Je puis montrer comment la philosophie occidentale confronte - tantôt les séparant, tantôt les rejoignant - ces deux grandes représentations; le cosmos lumineux, le monde ténébreux. (Sans oublier la poésie: entre autres Dante et la Divins Commedia.)

2. Hegel

Il arrache le concept à l'obscurité des métaphores en exposant le monde comme produit de l'histoire, le sombre parcours approchant de sa fin sublime. Pour lui le Welt-Geschichtlich fait émerger la triade éclairante: savoir - droit - Etat; ce dernier incarnant l'idée termine l'histoire du monde; il en fait surgir le sens et la raison: la finalité. La "Phenomenologie" décrit le douloureux cheminement de la conscience, son enfantement dans les ténèbres du monde. L'histoire (celle de la connaissance, du droit, des institutions politiques) montre comment s'édifie cette construction, selon Hegel radieuse, à la fois cosmique et humaine et divine: l'Etat.

Si l'on étend jusqu'à notre époque la perspective hégélienne, il faut assigner comme sens et fin du processus historique la constitution d'un Etat mondial. Le monde moderne a-t-il pris cette orientation? Non. Seconde remarque, liée à la première. Chez Hegel, le temps historique joue le rôle primordial; il engendre ce qui naît de lui dans une rationalité qui rend intelligible la production et le produit. Or le monde moderne se définit par un espace, l'espace planétaire, ainsi que par les modalités d'occupation et de domination de cet espace. Ce qui modifie la conception du temps historique et génétique, en obligeant à reconsidérer les rapports du temps avec l'espace.

Il faut donc pour comprendre le monde actuel remettre en question la perspective hégélienne, encore que Hegel ait eu l'immense mérite de montrer l'importance croissante de l'État et de l'étatique dans tous les domaines du savoir et de la pratique.

3. Marx

Pour lui, la philosophie classique en se réalisant par l'action révolutionnaire devient monde; elle le définit donc à partir de ses concepts fondamentaux: victoire de la connaissance sur les ténèbres de l'ignorance, réalisation du bonheur et de la liberté.

Inversement, le monde en se transformant devient philosophique. C'est donc à partir de la philosophie qu'il faut penser le mondial.

Contre Hegel, Marx pense que l'histoire ne s'achève pas avec l'État, car le devenir emporte tout ce qu'il produit; l'Etat disparaîtra après avoir dépéri, en raison de ses contradictions, il laissera place à des formes d'organisation plus hautes: moins brutalement oppressives, plus sociales et plus civilisées. En attendant cette période, le mondial prend la forme du marché mondial, dont Marx commence et n'achève pas la théorie bien qu'il se la fixe comme objectif, en même temps que les théories (elles aussi inachevées dans son œuvre) de l'État, de la pensée dialectique, etc...

D'après Marx, indication très importante, il y a deux moments ou deux phases du marché mondial: L'une précapitaliste, plus exactement contemporaine de l'expansion du capitalisme commercial et antérieure au capitalisme industriel (le vrai capitalisme) - l'autre postérieure à l'installation du capitalisme industriel et à la prédominance de la bourgeoisie. Le capitalisme selon Marx se développe, se transforme, s étend. La première phase du marché mondial est étudiée dans une grand partie du Capital alors que manque l'étude de la seconde phase, seulement indiquée. Le capitalisme tend donc avec les conquêtes techniques et l'accroissement des forces productives à bien l'ouvrage colossal de la marchandise, qui a sa logique et son language, qui produit en même temps que d'innombrables choses une mondialité consolidée et généralisée par la poursuite du profit (plus-value). Cependant les contradictions de la production marchande et industrielle paralysent la formation de la mondialité. On peut dire que, selon Marx, la bourgeoisie a pour mission historique d'entrevoir ou plutôt d'entrouvrir la mondialité - alors que le socialisme a pour mission de l'accomplir. Cependant, Marx ne sort pas complètement de l'européocentrisme et ne conçoit le mondial que d'une façon limitée, comme extension du Logos européen.

4. Nietzsche

Je me contente d'une citation.

"Dieu est une conjecture. Je veux que votre conjecture ne dépasse pas votre volonté créatrice... Ce que vous avez appelé Monde, il faut que vous commenciez par le créer. Votre raison, votre imagination, votre volonté, votre amour, doivent devenir ce monde..." (Zarathoustra II, ''Sur les Iles bienheureuses'').

5. Teilbard de Chardin

Il décrit le processus d'hominisation. Pour lui, la noosphère enveloppe à l'echelle planétaire la nature (la biosphère). La noosphère, savoir et communication, semble s'identifier pour lui au mondial. Teilhard attribue une grande importance au rapport conflictuel entre l'entropie et la néguentropie. Seul, avec MacLuhan, il tente d'interpréter spécifiquement les techniques de communication. Cette interprétation optimiste est plus descriptive qu'analytique et critique; est-elle encore acceptable? C'est une question.

6. Heidegger

Formules obscures et profondes. Dans sa première œuvre, Sein und Seit, il conçoit en termes anthropologiques le monde; il explicite le "in-der-Welt-Sein" de l'homme, c'est-à-dire son être en proie au monde. Plus tard, franchissant les limites de cette anthropologie confondue avec une ontologie, Heidegger cherche à concevoir le monde en lui-même. Il déclare: "Le monde se modifie." "Die Welt Bellet"... Ce qui pourrait se prendre pour une tautologie mais veut dire que la dispersion cesse des lieux séparés, que ces lieux se rassemblent, ce qui tend à constituer un (le) monde, unité et totalité. Cette totalité serait l'issue du cheminement dans les ténèbres, dans le souci et l'angoisse, dans la banalité et l'inauthentique dont seule nous sort la hantise de la mort. Mais il faut créer cette totalité mondiale. Qu'est-ce que penser? La connaissance médite et poursuit cette création pleine de risques. L'unité nécessaire ne suffit pas à définir le mondial; elle est discernée du mondain (intra-mondain), de la déréliction, de la banalité quotidienne. Comme Marx, mais autrement, Heidegger médite sur la technique. Elle ravage la nature en la dominant; son importance moderne fait partie de l'histoire de l'Etre; en elle et par elle l'Etre se manifeste mais s'occulte. Le ravage par la technique terminé, l'Etre apparaîtra dans le monde ainsi établi au-delà de l'errance et de la demeure, du discours et de l'angoisse. Le possible suit le nécessaire, mais il n'a pas sa raison d'être dans la nécessité. L'Etre et son histoire, qui aboutit au mondial, est sans pourquoi. Comme la rose dans le poème d'Angélus Silésius, rappelé par Heidegger dans Le principe de Raison. La rose est sans pourquoi. Ainsi la Rose du monde!...

7. Kostes Axalos

Il se veut et se dit expressément philosophe du monde. Pour Axelos, le jeu est beaucoup pus qu'une activité parmi les autres, plus qu'un symbole du monde (cf. Fink). Il le révèle. Axelos développe comme Heidegger mais en allant plus loin le célèbre aphorisme d'Héraclite sur le dieu-enfant qui joue aux dés avec et dans le monde. Le jeu, c'est-à-dire le risque (de perdre, de gagner), est l'essence même du monde. Tout est jeu dans le monde, sans que l'homme qui est le joueur connaisse ou puisse fixer règles et enjeux. L'homme qui joue est aussi le jouet et son jeu perpétuellement déjoué. Mais c'est en lui et par lui que le jeu se reconnaît comme accès à la totalité et que le jeu de monde se reconnaît comme totalité. Le monde selon Axelos? Une totalité en devenir, fragmentaire et dispersée, multidimensionnelle et ouverte, en qui s'ébattent et débattent les puissances qui relient l'homme à ce monde - mythes et religions, poésie et art, politique et philosophie, sciences et techniques - puissances elles-mêmes animées par des forces élémentaires: langage, pensée, travail, lutte, amour, et mort. Tout ceci fondamentalement problématique c'est-à-dire rendant problématique tout projet mais en exigeant toujours un projet.

Sans fin, ni but ni terme. Sans autre sens que le jeu toujours déjoué qui fait de chaque joueur son jouet.

Autrement dit en exprimant aussi clairement que possible une pensée commune à Heidegger, à Fink, à Axelos dans la lignée héraclitéenne: pour qu'il y ait des possibles il y a une condition primordiale; il faut une action, un projet ou des projets, donc des risques encourus et assumés, des obstacles et des dangers; en deux mots un devenir et une aventure. Il faut qu'il y ait jeu. Dans toutes les conjonctures, tous les possibles émergent; toutes les stratégies, toutes les formes d'action sont essayées. Toutes échouent tôt ou tard, déjouées par un jeu plus puissant, le jeu caché du monde. Toutes échouent plus ou moins, débordées plus ou moins, les enjeux changeant laissant gain ou perte. Chaque fois, quelque chose se dévoile. Trop tard. Nécessaire, le jeu ouvre le possible.

8. MacLuhan

Doit-on le considérer comme un philosophe ou comme un savant? J'opte pour la philosophie, impliquant chez cet auteur des hypothèses aventureuses, en apparence scientifiques, en vérité socio-métaphysiques. Sa philosophie des media ne tient compte que de la télévision. L'informatique et la télématique bouleversent les anticipations un peu légères qui l'ont rendu célèbre. Rien de moins certain que la nouvelle tribalité. Avec les nouvelles techniques de communication, l'atomisation et la totalisation du social sont également possibles. On a fait remarquer à plusieurs reprises que dans les pays industriels avancés fléchit déjà l'importance de la télévision.

9. La Philosophie et/es Philosophes

Ils ont stimulé la réflexion et la méditation lis ont évoqué le monde et le mondial en montrant la complexité de sa formation. De la lecture des philosophes il résulte que le mondial n'est plus l'informe, l'horizon inaccessible des horizons, l'indescriptible. Les philosophes l'ont senti mais ils ont aussi suscité des fantasmes, des symbolisme tantôt nihilistes tantôt optimistes. Pour rendre plus concret le concept du mondial ne faut-il pas avoir recours aux diverses sciences dites sciences de l'homme en intégrant dans une théorie globale les résultats partiels?

Mais il n'est pas question ici de tenter la théorisation complète du mondial. Par exemple, je laisserai délibérément de côté certains aspects importants de la question, entre autres la division du travail à l'échelle mondiale, les changements dans les forces productives et dans leur répartition à la surface du globe. Cet aspect économique exige une étude particulière. Je m'attacherai à d'autres aspects du problème.

10 Critique de l'Européocentrisme

Ce vice de méthode et de pensée n'a pas disparu. Que de gens ne conçoivent le mondial que comme une extension du Logos européen, du mode de production et du mode de consommation nés en Europe. Le concept de différence reste mal assimilé et le pluralisme se réduit pour beaucoup à la pluralité des partis politiques. Or el faut admettre aussi la diversité des cultures (mot bien vague) et celle des concepts et catégories voire de leur mode d'emploi dans le discours. Aujourd'hui on doit reconnaître que Marx lui-même n'a pas échappé à l'européocentrisme.

La saisie du mondial comme processus historique si l'on veut - mais sortant de l'historicité classique définie par la seule mémoire - exige que l'on dépasse délibérément l'européocentrisme. Il ne faut pas s'attacher à ce que les aspects homogènes du mondial prédominent sur les différences. Il ne faut pas s'attendre à une simple extension quantitative du Logos européen mais à des transformations qualitatives au cours d'un long et profond mouvement.

11. La Mondialisation de l'État

Au lieu d'un unique Etat mondial l'histoire moderne a donné une multiplicité d'Etat-nations et d'Etats plurinationaux (fédérations et confédérations). La rationalité politique selon Hegel n'a cependant pas disparu de la scène; ces Etats forment un système et des traits analogues sinon homogènes se reconnaissent en chaque Etat particulier. Le système mondial des Etats n'empêche pas la fragmentation extrême de la totalité planétaire; il n'empêche pas davantage la stricte hiérarchie allant du plus petit et du plus humble Etat aux super-puissances. Je propose que l'on retienne ce concept de la totalité: homogénéité - fragmentation - hiérarchie. Il détient une certaine généralité; il s'applique à d'autres domaines que le politique.

Pas plus que la fragmentation et la hiérachie, le système mondial des Etats n'exclut les contradictions. Conflits et affrontements, tantôt pacifiques tantôt non, font leur chemin à travers le système étatique. Pour le théoricien du mondial la mondialisation prend une double forme, grosse de difficultés: d'une part la mondialisation de l'État, d'autre part les firmes mondiales (prototype: IBM).

D'où une proposition que je pourrais énoncer comme un théorème: le mondial se forme à travers ce qui l'arrête, ce qui le fixe, ce qui le désagrège (obstacles, conflits, et contradictions multiples).

12. Le Marché Mondial

Il existe. Il détient une unité puisque les pays "socialistes" n'ont pas réussi à constituer un second marché rival du premier. Le marché mondial n'est pas pour autant le mondial; il ne définit pas l'homme planétaire. Il n'en est que le support. Il manque une théorie du marché mondial. Les spécialistes n'en connaissent qu'une composante par exemple le système monétaire. Le marché mondial s'analyse en terme de flux, de courants, de réseaux - mais aussi de systèmes, de pôles, de points forts et fixes.

Une particularité rend difficile l'analyse de cette réalité mouvante et hyper-complexe: le possible, prévu, joue le rôle d'une cause ou raison. Tel secteur du marché s'explore, s'occupe selon des procédures appropriées; les virtualités se prennent en compte et la prévision devient opérationnelle, non sans risque.

En tant que tel le marché mondial s'analyse en flux divers qui se superposent et s'articulent ou divergent dans l'espace: flux de produits finis, flux de capitaux, flux de main-d'œuvre, flux de techniques, flux de connaissances, voire de symboles et signes, flux d'informations, flux d'œuvres dites culturelles, etc... D'où une proposition: le nécessaire c'est-à-dire l'extension mondiale de la marchandise, de la valeur d'échange (de leur langage, de leur logique) laisse place à l'exploration du possible et même l'exige.

Sur le marché mondial l'économique et le politique se rejoignent ou s'affrontent: "paradoxalement le succès d'lBM et le champ de son nouveau développement donnent aux Etats l'occasion de s'affirmer comme interlocuteurs de la compagnie sur un terrain où ils sont s'ils le veulent moins désarmés... Maîtresse de réseaux la compagnie prendrait une dimension qui excède la sphère proprement industrielle: elle participerait qu'elle le veuille ou non à l'empire de la planète... La carence des Etats créerait un vide, rapidement comblé par le dynamisme spontané de la compagnie IBM..." (Rapport Nora-Minc, pp. 65 - 66).

13. L'Espace Mondial et le Temps

Dans la conception habituelle de l'historicité, le temps joue un rôle déterminant. Or un changement quantitatif et qualitatif a lieu: de plus en plus c'est l'espace qui joue le rôle primordial. A lui peut maintenant s'attribuer une importance qui reste énigmatique si l'on ne tient compte que de la temporalité: causalité du futur, influence de l'absence. Les espaces vacants disponibles pour telle ou telle activité (commerciale, industrielle, financière, voire culturelle ou militaire) entrent dans les suppurations et les stratégies. Le sous-sol, le sol, le sur-sol, et l'espace aérien ne se séparent pas. L'espace mondial c'est-à-dire planétaire et même sidéral réunit le nécessaire et le possible sans pour autant déterminer quel possible se réalisera. D'où une conception de la causalité et de la finalité qui modifie et supplante les anciennes catégories philosophiques sans pour autant les annuler. Il en va pour le nécessaire ét le possible comme pour le sujet et l'objet.

Il en résulte que le temps doit aujourd'hui se penser autrement que selon des modalités traditionnelles. L'espace-temps de la mondialité requiert des approches et des atteintes inédites. Le temps se localise et chaque lieu comprend un temps; mais il n'en existe pas moins un temps mondial. La temporalité ne peut plus se concevoir selon le cycle des naissances et des déclins (Hegel-Marx-Nietzsche) mais selon la relation conflictuelle des stratégies mondiales. D'où la proposition: c'est un espace-temps de catastrophes, au sens de René Thom.


Contents - Previous - Next